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Migration temporaire et précarité de l’emploi: Enjeux globaux et priorités de développement (by Jean Pierre Cassarino)

Migration temporaire et précarité de l’emploi: Enjeux globaux et priorités de développement

 

Jean-Pierre Cassarino

 

Professeur, Centre Robert Schuman, Institut Universitaire Européen (Florence, Italie)

Chercheur associé à l’IRMC, Tunis

 

 

Les politiques migratoires actuelles s’orientent de plus en plus explicitement vers le besoin de garantir le séjour temporaire des migrants. Cette orientation, faisant désormais partie intégrante des partenariats pour la mobilité promus par l’Union européenne ou des accords bilatéraux sur les migrations, a des conséquences logiques sur les droits et aspirations des travailleurs migrants temporaires. Tout d’abord, le facteur temps (à savoir le caractère temporaire du contrat d’embauche et, donc, de l’expérience migratoire) aura un impact sur la capacité des migrants à jouir pleinement de leurs droits, dont la liberté d’association, la participation à des activités syndicales, les conditions de travail décentes, la possibilité de bénéficier d’une formation professionnelle, et le droit au regroupement familial.

Cette intervention vise à mettre en lumière l’impact du caractère éminemment temporaire et précaire des programmes d’accueil des travailleurs migrants sur leurs propres aspirations. Elle entend aussi démontrer que ces programmes et leur ethos sont indissociables d’un questionnement plus général sur le sens même du travail et sur ses corrélats modernes : la précarité de l’emploi et la volonté de rendre les individus interchangeables.

Ce système n’aurait jamais pris une telle ampleur, sans l’établissement d’un ordre de penser et de problématiser la mobilité des personnes ; que celle-ci s’applique aux étrangers ou non. Il englobe, structure et modèle les comportements de ceux qui sont concernés par ses effets.

Cet ordre de penser la mobilité n’aurait jamais pu dépasser les individualités et intérêts nationaux des pays, qu’ils soient riches ou pauvres, développés ou non, densément peuplés ou non, sans le partage d’un même lexique à même de forger les perceptions et les subjectivités. Aussi ne faut-il pas s’étonner du fait que ce langage commun ait été produit et reproduit à l’envi lors des nombreux pourparlers bilatéraux et multilatéraux, en matière de « gestion des flux migratoires », qui se sont succédé depuis une quinzaine d’années, en Europe et ailleurs, sous l’égide de l’Union Européenne (UE), de la Banque Mondiale, de l’Organisation Internationale des Migrations, ou encore des Nations Unies.

Gestion, bonne gouvernance, sécurité, fardeau, flux mixes, migrants économiques, faux demandeurs d’asile, opérabilité, flexibilité, harmonisation, migrations temporaires, responsabilité partagée, approche équilibrée, sont autant de notions faisant partie du lexique des instances gouvernementales et intergouvernementales. Leur hégémonie est aujourd’hui perceptible dans les discours officiels, les médias et la littérature grise, appliqués aux migrations internationales et à l’asile.

Par exemple, la coopération en matière de réadmission est également indissociable du changement néo-libéral intervenu dans les politiques d’emploi à travers l’Europe, de la valeur même accordée aux conditions d’emploi, au droit du travail, au dialogue social, bref, des conditions professionnelles des travailleurs en général, aussi bien étrangers qu’autochtones. De quelle manière ?

Pour l’expliquer, il est nécessaire de réfléchir sur la fonction régulatrice et disciplinaire de la réadmission, bien plus que sur son caractère coercitif. La coopération bilatérale en matière de réadmission s’est développée, au cours des dix dernières années, concomitamment avec la mise en place de programmes sélectifs de recrutement temporaire des travailleurs étrangers. De nos jours, la réadmission se présente comme condition sine qua non à la mise en place de ces programmes ; celle-ci émane de la volonté politique d’instaurer et de légitimer un dispositif dissuasif à même d’assurer le séjour temporaire des travailleurs migrants. À titre d’exemple, les programmes dits de circularité migratoire, ainsi que les partenariats pour la mobilité, promus par l’UE, constituent une réplique parfaite de ces programmes sélectifs de recrutement que des États-membres tels que l’Italie, la France et l’Espagne avaient initiés bien avant elle.

La volonté politique de garantir le séjour temporaire des migrants a des conséquences sur leurs droits et aspirations. Tout d’abord, le facteur temps (à savoir le caractère temporaire du contrat d’embauche et, donc, de l’expérience migratoire) aura un impact sur la capacité des migrants à jouir pleinement de leurs droits, dont la liberté d’association, la participation à des activités syndicales, les conditions de travail décentes, la possibilité de bénéficier d’une formation professionnelle, et le droit au regroupement familial. Ensuite, les décideurs politiques savent que des facteurs aussi bien économiques que non-économiques ont provoqué, par le passé, une sorte d’effet de distorsion sur les programmes d’accueil temporaire de la main-d’œuvre étrangère.

La crise pétrolière de 1973 et ses effets néfastes, à long terme, sur l’emploi, l’inflation et la stabilité sociale ont peu à peu favorisé l’introduction de mesures en faveur de la flexibilité de l’emploi. Les travailleurs migrants ont été parmi les premiers à subir les conséquences directes de ce processus de déréglementation qui, de manière assez paradoxale, s’est accompagné d’une plus forte réglementation ou contrôle des flux migratoires, par l’adoption de mesures plus restrictives en matière de séjour et de recrutement. En réalité, ces deux dimensions n’ont rien de contradictoire, si l’on considère que les programmes de contrôle migratoire, adoptés depuis la moitié des années 70, représentaient, et représentent encore de nos jours, un interventionnisme bureaucratique à même de réifier la présence de l’État-protecteur, surtout dans un contexte général marqué par la globalisation, les délocalisations industrielles, le désengagement de l’État, la sous-traitance et les privatisations.

Certes, aujourd’hui, la migration temporaire continue de faire l’actualité. Toutefois, ce qui la distingue fondamentalement des expériences du passé réside précisément dans son caractère à la fois temporaire et disciplinaire ; la réadmission agissant comme une épée de Damoclès planant au-dessus des travailleurs migrants réguliers, potentiellement sujets à l’arbitraire politique. Par ailleurs, le degré de socialisation et de participation du travailleur migrant à la vie de la société d’accueil se retrouve subtilement réduit, pour ne pas dire limité, à l’instar de ses droits et perspectives socioprofessionnelles.

Par conséquent, pour penser et comprendre la migration temporaire, comme elle se présente aujourd’hui, il est nécessaire de la désenclaver d’un cadre d’analyse portant exclusivement sur les questions migratoires, car elle apparaît de plus en plus indissociable d’un questionnement plus général sur le sens même du travail et sur ses corrélats modernes : la précarité de l’emploi, la volatilité du temps de travail et la volonté de rendre les individus interchangeables.

En effet, comment ne pas s’interroger sur l’existence d’un curieux destin commun entre les droits circonscrits des travailleurs étrangers et ceux des travailleurs en général ? Comment dénoncer, de manière crédible et sincère, la brutalité de la réadmission sans s’intéresser aux conditions qui ont fait d’elle une pratique pensable et acceptable comme un mal nécessaire, par le biais d’un alignement mental ? Sans ces conditions, la coopération en matière de gestion des migrations (temporaires) n’aurait certainement pas atteint des proportions aussi spectaculaires. Une autre manière de réfléchir et d’agir s’impose à nous.