• Ensemble FALDI FSM

  • Le Monde: en Tunisie "partir clandestinement est désormais un projet collectif

    from Mouhieddine Cherbib on Sep 23, 2022 04:17 AM
    https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/09/22/en-tunisie-partir-clandestinement-est-desormais-un-projet-collectif-et-assume_6142664_3212.html
    
    En Tunisie, « partir clandestinement est désormais un projet collectif et
    assumé »
    Dans un pays instable politiquement, où la situation économique est
    dégradée et les perspectives faibles, la migration illégale se banalise et
    touche tous les milieux et toutes les tranches d’âge.
    Par Lilia Blaise(Bouhajla (Tunisie), envoyée spéciale) ; Le Monde daté du
    23 septembre 2022
    Des migrants originaires de Tunisie, lors d’une opération de sauvetage
    organisée par l’ONG espagnole Open Arms, au sud de l’île italienne de
    Lampedusa, le 9 août 2022. FRANCISCO SECO / AP
    Des femmes voilées de noir, un mouchoir entre les mains. Des chaises
    éparpillées devant les maisons pour les visiteurs venus présenter leurs
    condoléances. A Bouhajla, dans le centre de la Tunisie, tout dit le deuil
    de ces familles qui attendent depuis des jours les dépouilles de leurs
    proches disparus lors du naufrage d’une embarcation clandestine, dans la
    nuit du 6 au 7 septembre, au large des côtes de Chebba (est).
    Dans cette ville agricole de 8 000 habitants, où le taux de pauvreté de 32
    % représente le double de la moyenne nationale, presque chaque foyer du
    quartier d’El-Maki a été touché par ce drame, qui a fait treize morts,
    selon un bilan provisoire. Sept passagers n’ont pas encore été retrouvés.
    Rawiya Dhifaoui n’arrive toujours pas à croire à la mort de son jeune
    frère, Mohamed Dhifaoui, 21 ans, dont le corps a été repêché. Ce vendredi
    16 septembre, elle se rappelle avec tristesse qu’il aurait dû fêter son
    anniversaire le lendemain.
    « Il travaillait dans la réparation de systèmes de climatisation. Il avait
    du mal à gagner sa vie, car il n’avait pas de contrat fixe, mais on ne
    s’attendait pas à ce qu’il parte de cette façon », raconte-t-elle. Mohamed
    lui parlait souvent de ses désirs de migration ; elle lui conseillait
    d’aller dans les pays du Golfe. « Mais il voulait avoir des papiers et,
    comme beaucoup d’autres, il était influencé par les réseaux sociaux, car
    ici tout le monde part vers l’Europe et en fait la publicité sur Facebook,
    du moment du départ jusqu’à l’arrivée », dit-elle.
    « L’auto-passeur »
    La migration clandestine s’est banalisée et touche tous les milieux et
    toutes les tranches d’âge, selon cette enseignante. Dans le quartier, deux
    lycéennes sont parties juste après leur baccalauréat, en juin. Quelques
    jours après la nouvelle du naufrage, une famille entière avec quatre
    enfants a tenté une traversée pour faire soigner à l’étranger l’un des fils
    en situation de handicap.
    Le phénomène a pris de l’ampleur, ces derniers mois, dans le pays. Depuis
    le début de l’année, 13 700 migrants tunisiens ont atteint les côtes
    italiennes, un chiffre en hausse de 18 % sur un an, expliquait, à la
    mi-septembre, le Forum des droits économiques et sociaux (FTDES), une ONG
    tunisienne. La marine nationale a empêché les départs de près de 23 217
    candidats à l’exil.
    Le chômage n’est plus l’unique cause de départ chez les jeunes, comme
    l’explique le chercheur Wael Garnaoui, auteur du livre Harga et désir
    d’Occident (Nirvana, 346 pages, 19 euros) : « La dégradation de la
    situation économique et l’incapacité de se projeter dans l’avenir avec
    l’instabilité politique du pays poussent à fuir, toutes couches
    socioprofessionnelles confondues. Il y a désormais des personnes avec un
    emploi, des femmes, et même des familles avec des enfants. »
    Si certains, comme dans le cas des migrants de Bouhajla, ont encore recours
    à des réseaux de passeurs, les jeunes des régions côtières se débrouillent
    désormais seuls pour éviter les escroqueries et les dangers d’un bateau
    surchargé, selon l’expert Matthew Herbert, auteur de plusieurs rapports sur
    la migration pour l’ONG Global Initiative. « C’est ce que l’on peut appeler
    “l’auto-passeur” : un jeune qui va acheter, avec un groupe d’amis, un
    bateau, ou le louer, trouver le moteur, l’essence et partir avec un GPS
    pour rejoindre les côtes italiennes », dit-il, ajoutant que ce nouveau
    phénomène, observé depuis la pandémie, contribue avec les réseaux sociaux «
    à démystifier la traversée. Le côté tabou ou honteux de partir
    clandestinement s’efface. C’est désormais un projet collectif et assumé ».
    « Tout a tellement augmenté »
    A Bouhajla, la migration est parfois une question de vie ou de mort, « il
    n’y a pas une seule famille qui ne parle pas de ça », explique Rawiya
    Dhifaoui. En août, deux jeunes se sont suicidés après que leurs parents ont
    refusé de leur donner la somme d’argent nécessaire pour payer une traversée
    clandestine. Achref Selmi, lui, a réchappé de justesse du naufrage du 6
    septembre. Cet homme de 28 ans avait décidé de partir avec sa fiancée,
    après avoir passé six ans à postuler à des concours pour travailler dans le
    secteur sécuritaire, sans succès. « J’ai tout essayé, mais on me met à
    chaque fois sur liste d’attente », explique-t-il. Il était déjà parti
    clandestinement plus tôt dans l’année. Arrêté dès son arrivée en Italie, il
    avait été expulsé.
    Les jambes abîmées par le séjour dans l’eau, il se remémore avec effroi les
    heures passées en mer, « les cris de ceux qui n’avaient pas de gilet de
    sauvetage, la peur que quelqu’un me noie sous l’effet de la panique ». Il
    raconte avec précision son traumatisme, sous le regard effaré de ses
    parents. « Il avait seulement parlé à sa mère de son projet, mais je le
    comprends : même s’il travaille en m’aidant dans le café que je tiens, il
    ne gagne pas assez pour se marier ou fonder une famille. Tout a tellement
    augmenté », explique son père, Abderrazak Ben Aoun Selmi.
    Le mari de sa sœur, 42 ans et père de deux enfants, avait pris le même
    bateau : dernièrement, ses emplois journaliers sur des chantiers ou des
    marchés ne lui permettaient plus de joindre les deux bouts. Son corps n’a
    pas été retrouvé.
    Une inflation de plus de 8 %
    Le pays, en récession depuis la pandémie, doit désormais composer avec une
    inflation de plus de 8 %, nourrie par les répercussions du conflit
    russo-ukrainien. Tout augmente : les prix du logement (+ 8 % sur un an),
    ceux de l’alimentation, tout comme le carburant dont les tarifs ont déjà
    connu quatre hausses depuis le début de l’année.
    Le nombre de mineurs accompagnés et non accompagnés augmente également
    chaque année. En 2021, il avait quadruplé par rapport à 2017, selon le
    FTDES. Les familles misent sur le fait que les mineurs ne peuvent être
    expulsés avant leurs 18 ans, selon Wael Garnaoui : « Pour les adolescents
    qui viennent en France, il y a l’espoir qu’ils puissent régulariser leur
    situation une fois sur place, mais la réalité est qu’ils sont alors pris en
    charge par l’aide sociale à l’enfance et ne peuvent pas travailler ou
    s’intégrer dans la société », explique le chercheur, qui est également
    psychologue clinicien et a reçu de nombreux mineurs tunisiens en
    consultation, en France.
    Départ massif des élites.
    Le marasme économique et social est l’un des talons d’Achille du président
    tunisien, Kaïs Saïed, qui s’est arrogé les pleins pouvoirs en juillet 2021.
    Le double choc de la pandémie de Covid-19 et de la guerre en Ukraine a mis
    en péril les finances du pays et le gouvernement est en négociation avec le
    Fonds monétaire international pour tenter d’éviter la banqueroute. Outre le
    manque de perspectives économiques, la situation politique demeure aussi
    confuse : des élections législatives sont prévues le 17 décembre sur la
    base d’une loi électorale controversée instaurée par le président, mais
    plusieurs partis politiques ont déjà annoncé leur intention de boycotter le
    scrutin.
    En attendant, « comme à chaque crise, les mouvements migratoires
    s’intensifient », explique Wael Garnaoui, qui estime que la perte de
    confiance est aussi amplifiée par le départ massif des élites. « Lorsqu’un
    Tunisien voit les médecins et les ingénieurs partir légalement depuis des
    années et les infrastructures de base se détériorer, il ne croit plus à une
    amélioration de la situation et veut suivre le mouvement. » Entre 2015 et
    2020, plus de 39 000 ingénieurs et près de 3 000 médecins ont quitté le
    pays légalement, pour aller travailler à l’étranger.
    Lilia Blaise(Bouhajla (Tunisie), envoyée spéciale)
    
    -- 
    Cherbib Mouhieddine
    0033650520416
    0021658710280