Le Monde Hela Beji : « Chaima Issa défend l’œuvre des libertés publiques accomplie par la révolution »
from
Mouhieddine Cherbib
on Mar 24, 2023 07:53 PM
Un très beau texte Merci
Tunisie : *« Chaima Issa défend l’œuvre des libertés publiques accomplie
par la révolution »*
Tribune *Hélé Béji Ecrivaine*
Dans une tribune au « Monde », l’écrivaine franco-tunisienne Hélé Béji
réagit à l’arrestation, en pleine rue, le 23 février, de Chaima Issa,
membre du Front de salut national, qui regroupe les opposants au « coup
d’Etat » du président Kaïs Saïed.
***********************
Je suis triste, accablée qu’un gouvernement présidé par une femme (une
première dans l’histoire moderne de l’Afrique du Nord) ait osé emprisonner
une autre femme, Chaima Issa, avec ses compagnons d’infortune, pour avoir
exercé les libertés que la révolution du 14 janvier 2011 en Tunisie lui
avait gagnées.
Cette avancée majeure avait ouvert la promesse d’un nouvel imaginaire
démocratique, où les femmes de toutes conditions, cheveux lâchés ou cheveux
cachés, avaient défié le fanatisme de l’extrémisme religieux avec autant de
courage qu’elles avaient combattu l’absolutisme séculier. Cette avancée
semble aujourd’hui détruite.
Chaima Issa a la pétulance des femmes de Méditerranée, qui témoigne d’une
énergie autre que simplement politique. Nombreuses sont celles qui, sans
être engagées politiquement, ont subi l’oppression séculaire sous toutes
ses formes, et l’ont combattue dans leur vie quotidienne, pour se délivrer
non seulement de la domination masculine, mais de quelque pouvoir existant
dont les maux sont l’injustice, l’inégalité, la maltraitance, l’ignorance.
Au-delà de l’émancipation domestique des femmes, Chaima Issa défend l’œuvre
des libertés publiques accomplie par la révolution.
Violence illégitime
Chaima, jeune femme moderne, semblable à tant d’autres, pleine d’entrain,
ses beaux cheveux châtains tombant sur son cou rehaussé par les couleurs
vives de ses écharpes, qui partage avec ses copines des textos sur les
crèmes hydratantes ; Chaima, si sensible aux violences contre les droits
humains, mais insensible aux intimidations ; Chaima, dont le désir
démocratique a la séduction intrépide de sa vaillance, persuadée que l’air
de liberté et de franchise qu’elle répand autour d’elle peut gagner les
foules ; Chaima, dont la lutte est au-delà du féminisme, fidèle à la
magnanimité séculaire des femmes, qui englobe aussi les hommes dans leur
passion démocratique ; Chaima, figure joyeuse et téméraire des
rassemblements pacifiques et de la dissidence antitotalitaire, a été
arrêtée en pleine rue, assaillie par un brusque convoi de brigades
sécuritaires, capturée dans une mise en scène qui fait la joie maligne des
réseaux sociaux, digne des jeux d’arène de la Rome antique, où des
chrétiens étaient jetés aux fauves pour amuser les foules.
Chaima Issa n’est pas seulement une prisonnière d’opinion. Son insolence,
sa résonance, qui grandit dans le lâche silence des hommes (hormis ses
camarades du Front de salut national), sa confiance en soi qui donne à ses
discours un timbre clair et frais ; sa façon de braver les interdits, qui
fut de tout temps la résistance des femmes même les plus archaïques ; son
art de la parole que nos grands-mères possédaient naturellement, et qu’elle
met au service d’un idéal universel dont l’instruction lui a transmis le
flambeau ; tout cela s’anime en elle dans l’évidence de son visage
souriant, ses yeux pétillants derrière ses lunettes cerclées de rouge qui
ajoutent une touche de coquetterie espiègle à la rudesse masculine de la
politique.
La violence illégitime de l’Etat a repris à Chaima la liberté d’expression
que lui avait donnée la nouvelle démocratie. Ce coup d’arrêt a quelque
chose de terrible, qui révèle l’atavisme obscur de l’Etat sous une façade
moderne [Kaïs Saïed a gelé, le 25 juillet 2021, les activités du Parlement
et démis de ses fonctions le chef du gouvernement].
Vite, derrière les barreaux !
A quoi aura servi ce modèle féministe, tant célébré par un Etat fier de ses
lois d’avant-garde en faveur des femmes, si, après les avoir émancipées, on
les flanque en prison pour leurs idées politiques ? L’avant-garde est
tombée à l’arrière-garde. Les femmes sont rattrapées par les cheveux,
ramenées plus bas que leurs travaux domestiques, malmenées comme de
dangereux criminels qu’il faut châtier.
Les femmes battues ne le seraient pas assez. Vite, derrière les barreaux !
L’émancipation a des limites, tout de même ! Elles vont trop loin, elles
pensent trop, elles parlent trop, elles bougent trop ! Après des décennies
d’avancée sociale et juridique des femmes, la brutalité séculaire revient
en force.
Je demande aux ministres femmes du gouvernement, non pas ce qu’elles en
pensent au fond d’elles-mêmes – car j’ai du mal à croire qu’elles n’en
éprouvent aucun malaise –, mais de réfléchir à ce que devient le sens de
leur mission au service de l’Etat. Peut-on exercer dans ces conditions de
hautes fonctions dans un Etat républicain, sans être soi-même privé de la
liberté d’esprit qu’on ôte à ces concitoyens ?
Et vous, hommes « humanistes », qui vous vantez ad libitum du féminisme
progressiste contre l’obscurantisme, pourquoi vous taisez-vous soudain ?
Quelle race d’hommes s’honore de menotter une femme sans défense,
pacifique, inoffensive, pour la simple raison qu’elle fait usage de sa
liberté intellectuelle, au nom des principes de la révolution ?
Vous soupçonnez, dites-vous, Chaima d’alliance avec la « secte des ténèbres
», le Front de salut national. De ce fait, elle serait sortie de votre «
religion » moderne, elle en aurait épousé une autre, celle de vos ennemis,
elle aurait trahi votre cause, elle ne serait plus votre semblable, elle ne
pourrait plus prétendre aux mêmes droits humains que vous. Pour vous, elle
est devenue une sorcière. Qu’elle brûle sur le bûcher, qu’elle disparaisse
avec ses complices au fond d’une trappe que l’histoire a déjà refermée sur
eux ! A entendre la clameur de hourras dans l’arène, on découvre que la
lapidation peut prendre diverses formes dans la civilisation actuelle.
Héroïne des islamistes
Enfin, j’aimerais vous poser une dernière question. Comment expliquer que
les islamistes du Front de salut national, ceux que vous considérez comme «
fanatiques », tiennent aujourd’hui Chaima pour leur héroïne et se montrent
ses plus ardents défenseurs ? Comment se fait-il qu’ils ne veuillent ni la
voiler, ni l’enfermer, mais au contraire lui rendre par tous les principes
du droit, la liberté que vous lui avez confisquée ? Ce sont eux qui
manifestent devant la prison de Chaima, et pas vous. Pourquoi ?
Peut-être qu’ils partagent, mieux que vous, la passion de Chaima pour les
droits sacrés imprescriptibles de la personne humaine, sans discrimination
; qu’ils sont bien plus que vous indifférents aux préjugés religieux ou
antireligieux, islamiques ou anti-islamiques. Oui, ils ont reconnu en
Chaima le visage de la dignité, de leur dignité, qui transcende les haines
identitaires pour la cause de justice. La dignité humaine ne se reconnaît
que dans une seule distinction politique, celle qui sépare la liberté de la
servitude.
Hélé Béji est une écrivaine franco-tunisienne, fondatrice du Collège
international de Tunis, société littéraire et espace libre d’échange, et
autrice, notamment de « Dommage, Tunisie. La dépression démocratique »
(Tracts Gallimard, Paris, 2019).
Hélé Béji(Ecrivaine)
[image: En Tunisie, « les femmes sont rattrapées par les cheveux et
malmenées comme de dangereux criminels »]
<https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/23/en-tunisie-les-femmes-sont-rattrapees-par-les-cheveux-et-malmenees-comme-de-dangereux-criminels_6166740_3232.html?random=380459208&fbclid=IwAR2hScpUKCyOwqvpOdJd3Lo8eYC6CnfIKbBXa9J2o2t1hPwvqDYn6uQx7Qw>
s
--
Cherbib Mouhieddine
0033650520416
0021658710280