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LES DEFIS STRATEGIQUES DES MOUVEMENTS

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Sommaire

La situation globale. 1

Les avenirs possibles. 2

La différenciation des grandes régions dans la mondialisation. 3

Le chamboulement géopolitique du monde. 5

Le mouvement altermondialiste. 6

Le processus des FSM... 7

L’organisation du processus et le rôle du Conseil International 8

Les nouveaux mouvements. 10

La nécessaire réinvention du politique. 12

 

 

gustave massiah

octobre 2014

 

Depuis la parution du livre Une stratégie altermondialiste, les événements se sont accélérés. Les hypothèses et les propositions qui étaient présentées peuvent être considérées comme validées ; avec leurs incertitudes et leurs contradictions. Il reste à les préciser à la lumière des derniers événements. L’approfondissement de la crise structurelle se confirme et la violence de la classe dominante pour conserver son pouvoir et ses privilèges s’accentue. Elle va de pair avec l’exaspération des peuples qui réagissent et modifient les situations sans encore réussir à les transformer radicalement. Les avenirs possibles se précisent. La mondialisation se transforme avec la différenciation des situations dans les grandes régions qui amorce une dérive des continents. Les changements géopolitiques annoncent un chambardement du monde. Ces transformations interpellent le mouvement altermondialiste et interrogent le processus des forums sociaux mondiaux. Elles sont confrontées aux nouveaux mouvements qui ouvrent de grandes perspectives. Les questions stratégiques sont toujours caractérisées par la nécessaire invention de nouveaux rapports entre le pouvoir et le politique.

 

 

La situation globale

 

La situation globale est caractérisée par ce que l’on a convenu d’appeler la crise et quis’approfondit. La dimension financière, la plus visible, est une conséquence qui se traduit dans les crises ouvertes alimentaires, énergétiques, climatiques, monétaires, etc. La crise structurelle articule quatre dimensions : économiques et sociales, celle des inégalités sociales et de la corruption ; écologiques avec la mise en danger de l’écosystème planétaire ; géopolitiques avec la fin de l’hégémonie des Etats-Unis, la crise du Japon et de l’Europe et la montée de nouvelles puissances ; idéologiques avec l’interpellation de la démocratie, les poussées xénophobes et racistes.

 

Il s’agit en fait d’une triple crise emboîtée : une crise du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste ; une crise du système capitaliste lui-même qui combine la contradiction spécifique du mode de production, celle entre capital et travail, et celle entre les modes productivistes et les contraintes de l’écosystème planétaire ; une crise de civilisation qui découle de l’interpellation des rapports entre l’espèce humaine et la nature qui ont défini la modernité occidentale et qui ont marqué certains des fondements de la science contemporaine.

 

Les résistances des peuples ont accentué la crise du néolibéralisme ; elles confirment le rôle des luttes sociales et culturelles dans l’épuisement de cette phase de la mondialisation capitaliste. Les inégalités sociales, le chômage, la précarisation ont fait baisser la consommation populaire et ouvert une crise de « surproduction ». Le recours au surendettement a trouvé ses limites ; par l’extension des marchés financiers dérivés, il a contaminé tous les marchés de valeurs. L’explosion des « subprimes » a marqué le passage de la dette des ménages à la dette des entreprises bancaires. Le sauvetage des banques par les Etats a ouvert la crise des dettes publiques. La réduction des déficits par les plans d’austérité est supposée permettre une solution à cette crise sans remettre en cause les profits et en maintenant le contrôle par le marché mondial des capitaux et les privilèges des actionnaires. Les résistances populaires s’y opposent.

 

Pendant ce temps, des changements font leur chemin, déterminant le très long terme. Parmi ces changements, il faut noter, à travers la crise, les extraordinaires bouleversements scientifiques et techniques, particulièrement dans le numérique et les biotechnologies. La révolution culturelle portée par l’écologie exacerbe l’affrontement entre les possibilités ; celle de nouvelles ouvertures au service de l’émancipation ou celle de la domestication de ce progrès au service de l’exploitation et de l’aliénation.

 

Il n’est pas toujours aisé de prendre du recul par rapport à la prégnance du néolibéralisme secoué mais toujours dominant. Le temps long des mouvements donne le recul nécessaire. Le mouvement ouvrier s’est construit depuis le milieu du 19ème siècle. Il a connu une période d’avancées de 1905 à 1970. Malgré les guerres et les fascismes, il a réussi des révolutions en Russie, en Chine et dans plusieurs pays du monde ; à travers son alliance avec les mouvements de libération nationale, il a quasiment encerclé les puissances coloniales ; il a imposé des compromis sociaux et un « Welfare State » dans les pays du centre capitaliste. Depuis 1970, s’est ouverte une période de quarante ans de défaites et de régressions du mouvement social dans les pays décolonisés, dans les pays qui avaient connus des révolutions et dans les pays industrialisés. Les bouleversements et la crise pourraient caractériser la fin de cette longue période de régressions, sans que l’on puisse définir précisément ce qui va suivre.

 

 

Les avenirs possibles

 

L’épuisement du néolibéralisme ne signifie pas pour autant le dépassement du capitalisme. Il va déboucher sur une nouvelle phase de la mondialisation capitaliste avec une nouvelle logique, ses contradictions et de nouvelles forces anti-systémiques. A plus long terme, la crise structurelle porte la confrontation entre plusieurs avenirs possibles, entre plusieurs visions du monde. La stratégie des mouvements se définit par rapport aux avenirs possibles et aux conceptions qui les sous-tendent. Leur identification a été précisée à l’occasion des débats du Sommet des peuples qui a été organisé par les mouvements sociaux en contre point de la Conférence des Chefs d’Etat Rio+20, en juin 2012. Trois horizons, trois conceptions, se sont dégagés : le renforcement du néolibéralisme par la financiarisation de la Nature ; un réaménagement du capitalisme fondé sur une régulation publique et une modernisation sociale ; une rupture ouvrant sur une transition écologique, sociale et démocratique. Dans les situations concrètes on retrouvera  des articulations spécifiques entre ces trois logiques.

 

La première conception est celle de la financiarisation de la Nature. Elle a été exposée dans le document de travail préparé par les Nations Unies et les Etats, pour Rio+20. Dans cette vision, la sortie de la crise passe par la recherche du « marché illimité » nécessaire à la croissance. Elle fonde l’élargissement du marché mondial, qualifié de marché vert, sur la financiarisation de la Nature, la marchandisation du vivant et la généralisation des privatisations. Cette approche reconnait que la Nature produit des services essentiels (elle capte le carbone, elle purifie l’eau, etc.). Mais elle considère que ces services sont dégradés parce qu’ils sont gratuits. Pour les améliorer, il faut les marchandiser et introduire de la propriété. Dans cette optique, seule la propriété privée permettrait une bonne gestion de la Nature qui serait confiée aux grandes entreprises multinationales, financiarisées. Il s’agit alors de restreindre les références aux droits fondamentaux qui pourraient affaiblir la prééminence des marchés. Il s’agit de subordonner le droit international au droit des affaires.

 

La deuxième conception est celle du Green New Deal, défendue par d’éminents économistes de l’establishment comme Joseph Stiglitz, Paul Krugman et Amartya Sen souvent qualifiés de néo-keynésiens. Elle part de l’ « économie verte » qu’il s’agit de maîtriser. La proposition est celle d’un réaménagement en profondeur du capitalisme à partir d’une régulation publique et d’une redistribution des revenus. Elle est encore peu audible aujourd’hui car elle implique un affrontement avec la logique dominante, celle du marché mondial des capitaux, qui refuse les références keynésiennes et qui n’est pas prêt à accepter qu’une quelconque inflation vienne diminuer la revalorisation des profits. Il faut rappeler que le New Deal adopté en 1933 n’a été appliqué avec succès qu’en 1945, après la deuxième guerre mondiale.

 

La troisième conception est celle des mouvements sociaux et citoyens qui a été explicitée dans le processus des forums sociaux mondiaux. Ils préconisent une rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Citons : les biens communs et les nouvelles formes de propriété, la lutte contre le patriarcat, le contrôle de la finance, la sortie du système de la dette, le buen-vivir et la prospérité sans croissance, la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits et la gratuité. Il s’agit de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès aux droits pour tous et l’égalité des droits.

 

La stratégie des mouvements définit les alliances par rapport à ces avenirs possibles. L’urgence est de réunir tous ceux qui refusent la première conception celle de la financiarisation de la Nature. D’autant que l’imposition du système dominant malgré l’épuisement du néolibéralisme porte les risques d’un néo-conservatisme de guerre. Cette alliance est possible d’autant que les mouvements sociaux ne sont pas indifférents aux améliorations en termes d’emploi et de pouvoir d’achat que pourrait apporter le Green New Deal. Mais de nombreux mouvements constatent l’impossibilité de concrétiser cette régulation publique dans les rapports de forces actuels. Ils considèrent de plus que la croissance productiviste correspondant à un capitalisme, même régulé, n’échappe pas aux limites de l’écosystème planétaire. Dans la durée, et si le danger du néo-conservatisme de guerre peut être évité, la confrontation positive opposera les tenants du green new deal et ceux du dépassement du capitalisme. Les alliances concrètes dépendront des situations des pays et des grandes régions.

 

 

La différenciation des grandes régions dans la mondialisation.

 

Les mouvements sociaux sont confrontés à l’évolution de la mondialisation. La bourgeoisie financière reste encore au pouvoir et la logique dominante reste celle de la financiarisation. Mais la mondialisation est en train d’évoluer et ses contradictions augmentent. Elle se traduit par une différenciation des situations suivant les régions du monde, une sorte de dérive des continents. Chaque grande région évolue avec des dynamiques propres et les mouvements sociaux cherchent à s’adapter à ces nouvelles situations. Cette évolution modifie les conditions de la convergence des mouvements.

 

En Amérique Latine, une révolution culturelle d’ampleur bouleverse le continent. Elle recompose les sociétés à partir des cultures latino, afro et indiennes qui s’imposent et infiltrent même l’Amérique du Nord. Les mouvements influencent des régimes desarrollistas ou développementalistes qui tentent de mettre en place des politiques post-néolibérales. Des politiques qui ne sont pas du tout anticapitalistes et qui combinent des gages au marché mondial des capitaux et des politiques sociales à l’échelle nationale avec des redistributions. Elles ont pour conséquence une forme de banalisation de l’altermondialisme et une fragmentation des mouvements sociaux.

 

En Asie, dans plusieurs grands pays, des alliances différenciées combinent des bourgeoisies étatiques, nationales et mondialisées. Le mouvement social s’organise autour des travailleurs en lutte pour leurs droits et leurs revenus. Des alliances spécifiques et contradictoires sont tentées avec les bourgeoisies étatiques. Cette dernière partage le contrôle de l’appareil productif avec une bourgeoisie privée et les multinationales.

 

Au Moyen Orient, le nouveau cycle de luttes et de révolutions débouche sur une période de fortes contradictions. Les mouvements sont partagés dans la confrontation pour le pouvoir entre les régimes militaires et l’émergence de forces politiques se référant à l’islam. Ces situations sont propices à l’instrumentalisation des grandes puissances qui cherchent à compenser la chute de leurs alliés dictateurs en jouant des situations et en déviant certaines mobilisations vers des guerres civiles.

 

En Afrique, la course aux matières premières et à l’accaparement des terres et la multiplication des conflits et des guerres qui en résulte brouille la dynamique économique réelle et la vivacité des mouvements. La deuxième phase de la décolonisation devra permettre aux peuples africains de se saisir des opportunités en imposant des pouvoirs publics soucieux de leur souveraineté et de libertés démocratiques.

 

En Amérique du Nord, la situation est marquée par la crise de l’hégémonie des Etats-Unis et de leurs alliés. Les nouveaux mouvements, occupy et carrés rouges, sont confrontés à la violence de la réaction des pouvoirs économiques et à la montée des conservatismes inquiétants.

 

En Europe, les mouvements sont confrontés à trois défis principaux : la précarité ; la montée des idéologies racistes et xénophobes ; l’absence de définition d’un projet européen alternatif qui se dégagerait des impasses du projet européen dominant. Le mouvement social européen peine à définir une position commune par rapport à la détérioration des positions économiques et géopolitiques de l’Europe.

 

Confrontés à la nouvelle situation et à la vigueur de la réaction conservatrice, les mouvements déploient une très forte combativité et beaucoup d’inventivité. Ils n’ont pas encore redéfinis les nouvelles formes et les priorités qu’ils veulent accorder à la convergence des luttes internationales. C’est l’enjeu du débat dans les espaces du processus des forums sociaux.

 

 

Le chamboulement géopolitique du monde

 

Dans la réflexion et les mobilisations sur la crise et la transition, la dimension géopolitique est souvent négligée. Elle est trop pensée de manière subordonnée à la dimension économique et sociale alors que les conflits et les guerres rappellent que la géopolitique peut déterminer les situations sociales et leurs issues.

 

Le basculement du monde est marqué par la confirmation de la crise de l’hégémonie occidentale, celle des Etats-Unis. La crise de leur hégémonie ne signifie pas la fin de leur domination. C’est celle de la période ouverte avec l’implosion de l’empire soviétique et la fin d’un ordre du monde organisé par l’équilibre, relatif, entre deux superpuissances.  

 

Les nouvelles puissances participent du basculement du monde. Mais ces « émergents » ne forment pas un ensemble homogène. Ils n’annulent pas la domination actuelle qui reste une caractérisation pertinente pour comprendre l’état du monde et les rapports entre les pays. Mais, la domination évolue et les rapports géopolitiques sont modifiés. Les nouvelles puissances s’imposent dans les grandes régions et contribuent à leur différenciation. 

 

La nature des économies émergentes s’inscrit dans l’évolution de l’économie mondiale. Dans les années 2000, plusieurs pays se sont imposés avec un taux de croissance soutenu, une balance commerciale excédentaire, des réserves de devises considérables. Ces pays ont résisté à la crise de 2008. Il s’agit d’une trentaine de pays dans le monde. Après l’émergence des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud),  un nouveau groupe de pays s’affirme, le CIVET (Colombie, Indonésie, Vietnam, Egypte, Turquie). Ce groupe de pays se caractérise par des populations jeunes, une économie diversifiée, un endettement soutenable et une relative volonté politique. Ils continuent à bénéficier de forts investissements étrangers et d’une attention particulière des multinationales. Il ne faut pas oublier aussi le rôle géopolitique de certains pays rentiers à l’exemple de l’Arabie Saoudite et du Quatar.

 

Ces pays amorcent un infléchissement de la nouvelle division internationale du travail. Même si l’affrontement sur les recherches et les nouvelles technologies s’exacerbe et s’il peut y avoir des fléchissements et des reculs par rapport aux taux de croissance, il est peu probable que la réorganisation des échanges et des richesses revienne à l’ancienne situation. On observe déjà une restructuration de la classe dominante mondiale recomposée avec les financiers des nouvelles économies. Les conséquences géopolitiques majeures sont à venir.

 

Le chamboulement géopolitique se traduit d’abord sur le plan économique. Les économies émergentes se déclarent pour une économie ouverte mais ne laissent pas les marchés financiers fixer les prix, les taux de change et orienter les investissements. Les politiques économiques laissent un rôle d’intervention stratégique à l’Etat. Ils ne rompent pas avec le marché mondial des capitaux mais tentent de maîtriser leurs rapports notamment avec les fonds d’investissements publics. Ils cherchent des nouvelles politiques économiques qui combinent le respect des contraintes néolibérales avec des politiques de redistribution partielles qui réduisent la pauvreté mais ne compensent pas les inégalités.

 

Les économies émergentes conduisent dans certains pays à des volontés de souveraineté qui déplacent la question sur le plan géopolitique. La question devient alors autant militaire qu’économique. La prochaine décennie risque d’être marquée par la possibilité d’un conflit entre la Chine et les Etats-Unis. Les mouvements sont confrontés à la question très difficile des nouvelles stratégies militaires, celle de la guerre sans fin et de la déstabilisation systématique. La stratégie militaire évolue. Elle multiplie les conflits pour contenir les nouvelles puissances. La déstabilisation d’étend sur les sources de matières premières. Elle prend en compte les nouvelles scènes ; la cyber-guerre est déjà enclenchée. La chasse aux lanceurs d’alerte en fait partie. 

 

A Durban, en mars 2013, au moment du quatrième sommet des chefs d’Etat des BRICS, pour la première fois, un contre-sommet a été organisé par les mouvements de ces mêmes pays. Des liaisons ont été organisées avec le FSM de Tunis. La convocation de ce contre-sommet affichait la question : « BRICS : Anti-imperialist, sub-imperialist or in between ? » Les mouvements sociaux des pays émergents sont porteurs de plusieurs revendications : la volonté de négociation sociale ; la démocratisation ; le refus de la domination et des oukases extérieurs. Ces mouvements joueront un rôle central dans la redéfinition du mouvement altermondialiste.

 

 

Le mouvement altermondialiste

 

Le mouvement altermondialiste met en avant une approche du politique en partant des mouvements. Le mouvement altermondialiste défini comme le mouvement anti-systémique de la dernière phase de la mondialisation capitaliste, le néolibéralisme, est un mouvement historique qui prolonge et renouvelle les mouvements historiques des périodes précédentes : le mouvement des libertés civiles et politiques, le mouvement ouvrier, le mouvement des droits des femmes, le mouvement de la décolonisation, le mouvement des libertés démocratiques, le mouvement écologiste, le mouvement des peuples premiers, ... Le mouvement altermondialiste se construit dans la convergence des mouvements autour de quelques principes, celui de la diversité et de la légitimité de toutes les luttes contre l’oppression, celui de l’orientation stratégique de l’accès aux droits pour tous et de l’égalité des droits, celui d’une nouvelle culture politique qui relie engagement individuel et collectif.

 

Le mouvement altermondialiste ne se résume pas aux forums sociaux mondiaux. Dans les forums sociaux mondiaux, qui sont les moments majeurs du processus des FSM, deux préoccupations sont présentes : la définition de mesures immédiates à imposer par rapport aux conséquences de la crise sur les conditions de vie des couches populaires et la nécessaire définition d’une orientation alternative. Elles définissent la pensée stratégique, l’articulation entre la question de l’urgence et celle de la transformation structurelle.

 

De nombreuses propositions immédiates ont été avancées dans le Forums depuis dix ans. Par exemple : la suppression des paradis fiscaux et juridiques ; la taxe sur les transactions financières ; la séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires ; la socialisation du secteur financier ; l’interdiction des marchés financiers dérivés ; les redistributions de revenus ; la protection sociale universelle ; etc. Ces propositions ne sont pas révolutionnaires en elle-même. Elles sont reprises aujourd’hui par des économistes de l’establishement et même par certains gouvernements. Mais ces déclarations ne sont pas suivies d’effet car elles nécessitent une rupture avec le dogme néolibéral et la dictature des marchés financiers. Et ce sont toujours ces forces qui sont dominantes et qui n’accepteront pas, sans affrontements, de renoncer à leurs gigantesques privilèges.

 

L’orientation alternative s’est dégagée dans les forums sociaux mondiaux. C’est celle de l’accès aux droits pour toutes et tous et de l’égalité des droits, du local au planétaire. On peut organiser chaque société et le monde autrement que par la logique dominante de la subordination au marché mondial des capitaux. Les mouvements sociaux préconisent une rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les luttes, car la créativité naît des résistances et des pratiques concrètes d’émancipation qui, du niveau local au niveau global, préfigurent les alternatives

 

Le processus doit servir aux mouvements pour renforcer leurs luttes et leurs mobilisations et pour les situer dans le contexte mondial. Dans les premières années du FSM, l’action par rapport aux institutions internationales et au droit international prolongeait les grandes mobilisations de la fin des années 1990. Le processus des FSM devrait permettre de faire progresser la mobilisation à l’échelle mondiale par rapport aux pouvoirs financiers et au marché mondial des capitaux, aux pouvoirs économiques et aux multinationales, aux pouvoirs politiques et aux institutions internationales. Manifestement, des progrès sont indispensables dans ces domaines et ils nécessitent de nouvelles propositions.

 

Les débats politiques dans le processus sont constants et divers. Une première distinction a séparé un temps une ligne « anti-néolibérale » et une ligne « anticapitaliste ». Elle a perdu de son acuité avec une plus large acceptation de l’actualité du dépassement du capitalisme. Une deuxième distinction a séparé ceux qui voudraient se contenter d’un espace des forums et ceux qui souhaiteraient trouver d’autres formes de type « Internationale ». Elle a perdu aussi de son acuité depuis qu’il est admis que des prolongements possibles ne remettent pas en cause l’intérêt de l’espace des forums et la nécessité de leur mutation. Cette distinction se prolonge avec ceux qui donnent la priorité aux alliances nationales entre certains gouvernements et les mouvements sociaux de leur pays. Une troisième distinction tend à séparer les mouvements sociaux d’un côté et les ONG de l’autre. Cette distinction se heurte à la difficulté de séparer les mouvements sociaux de certains mouvements citoyens et des ONG ; et aussi au fait qu’il y a des ONG réformistes et des ONG radicales et qu’il y a aussi, dans les mouvements sociaux, des radicaux et des réformistes. Aucune de ces distinctions ne manque d’intérêt ou de pertinence, mais elles ne construisent pas une séparation entre deux lignes qui structureraient le débat politique des forums.

 


Le processus des FSM

 

Le processus des forums sociaux mondiaux se diffuse. La nouvelle culture politique imprègne les initiatives et les mobilisations bien au-delà du processus. La diversité des mouvements et leur convergence, les activités auto-organisées, la recherche de formes d’autorité qui ne reposent pas sur la hiérarchie, deviennent des références admises.

 

Le Forum Social Mondial de Tunis, en mars 2013, a été une grande réussite. Près 70 000 personnes y ont participé à travers 5045 organisations et associations de 128 pays, dont 1750 organisations tunisiennes. Ce Forum a été très marqué par l’importance de la participation des femmes, des jeunes et des migrants. Il a permis la première rencontre massive des mouvements de la région Maghreb Machrek. L’organisation du forum a été très ouverte. Le FTDES (Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux), a tenu à associer dans la préparation le comité du Forum Social Maghreb/Machrek et les membres du Conseil International qui le souhaitaient. La société tunisienne, encore travaillée par un grand moment révolutionnaire a porté le Forum. Toutes les mouvances politiques et culturelles tunisiennes y ont participé et Le Forum a relativement échappé à un affrontement entre islamistes et laïcs.

 

A partir de 1700 activités inscrites, les regroupements ont permis la tenue de1014 activités et 35 assemblées de convergence ont été organisées. Ces activités donnent une idée de ce qui est discuté en ce moment dans les mouvements sociaux. Même si tout est à peu près abordé, une quarantaine de thèmes ressortent comme actuellement structurant les débats du mouvement international de la société civile : migrations, droits des femmes, jeunes, dette, crise financière, travail et protection sociale, logiciels libres, extractivisme, climat, agriculture, conflits et guerres, religion et émancipation, cultures, éducation, santé, etc.…

 

Le Forum Social Mondial est l’occasion d’événements spécifiques qui s’y déroulent (Forum Mondial Science et Démocratie, Forum des Autorités locales, Forum des Parlementaires, Forum syndical, Forum des médias libres,..) et de l’organisation d’activités issus d’autres événements qui ont eu lieu ou qui se préparent (Rio+20, Forum des migrants, Forum Free Palestine, Tribunal Russell sur la Palestine, Forum Irakien, Forum Paix et désarmement, Florence+10 sur le mouvement social européen, Forum pan canadien, Forums Paix et désarmement à Sarajevo en 2014, etc.). Entre deux forums sociaux mondiaux, la liste des forums thématiques, régionaux et nationaux s’allonge ; on en a compté une cinquantaine pour la période 2012 à début 2013. Les forums nationaux et régionaux explorent des voies de transformations politiques et ouvrent la question de l’évolution des régimes et des rapports entre les mouvements et les Etats. Les forums sociaux locaux se multiplient dans plusieurs pays.

 

Les débats dans le FSM sont confrontés à une contradiction, liée à la présence de deux publics : celui très informé et celui des néophytes. Il s’agit d’informer et d’approfondir dans le même temps. La multiplication des forums associés au processus a permis d’améliorer la qualité des débats. Ces forums approfondissent l’orientation stratégique, celle de l’égalité des droits et des mobilisations contre la logique du capitalisme. Ils portent et anticipent une nouvelle génération de droits (les « droits de la Nature », la liberté de circulation, la souveraineté alimentaire, …). Ils mettent en avant des propositions pour les politiques publiques. Ils permettent les échanges sur les pratiques d’émancipation concrètes. Il s’agit dès maintenant de construire un autre monde à partir des alternatives et des ruptures nécessaires pour y arriver.

 

 

 

L’organisation du processus et le rôle du Conseil International

 

L’organisation du processus est toujours en discussion. Une question reste ouverte, celle de l’évolution du Conseil International et de son rôle. Pour définir son rôle, il faut revenir aux objectifs du processus des forums sociaux mondiaux. Ce processus est celui de l’espace mondial de la convergence des mouvements sociaux et citoyens qui partagent des principes esquissés dans la Charte du FSM. La convergence des mouvements peut prendre différentes formes. Le Conseil International n’est pas le coordonnateur des mouvements. Il est le facilitateur de leur convergence dans leur action internationale. Le débat sur le Conseil International, sa nature, sa composition et ses fonctions est à l’ordre du jour. Quelle forme d’organisation définir pour porter la continuité du processus et son évolution ?

 

La réunion du Conseil International s’est tenue du 16 au 18 décembre 2013 à Casablanca. Elle a réuni 140 participants, dont 45 femmes ; 47 membres du CI (38 mouvements) de 23 pays y ont participé. Cette réunion a été très productive. La réunion du Comité d’organisation du Forum Social Maghreb – Machrek qui a précédé le Conseil International a confirmé la vitalité des mouvements sociaux et citoyens de la Région engagés dans le processus. La Région est porteuse du processus des FSM et a confirmé son engagement dans son déploiement. L’évolution politique de la Région a été fortement débattue. Elle sera très présente dans les débats du FSM de 2015 à Tunis.

 

Le Processus ne faiblit pas. Il y a aujourd’hui plusieurs propositions d’organiser un Forum Social Mondial au Maghreb, en Inde en Amérique du Nord. La multiplication des forums nationaux, régionaux et thématiques démontre la vitalité du processus. Il faut signaler la montée en puissance des forums sociaux locaux (au Brésil, en Belgique, en France, au Québec). Il y a aussi les événements divers qui s’associent au processus. Le CI a noté avec satisfaction la tenue de 33 évènements notamment des forums régionaux, nationaux et thématiques sur tous les continents en 2014. Deux semaines après le CI, le nombre d’événements identifiés était de 42. Le CI a souligné tout particulièrement l'importance du processus des forums sociaux au Maghreb en 2014, ainsi que du Forum social des peuples (Ottawa, 21-24 août 2014) comme des étapes importantes vers le Forum social mondial à Tunis en mars 2015 et le Forum social mondial à Montréal en août 2016. Les informations régulières sont mises à jour sur le site open-fsm http://openfsm.net/projects/wsf2012-support/wsf2013-calendar.

 

La décision sur la tenue des prochains FSM a été actée. « Nous débutons un nouveau processus de collaboration et de solidarité entre le Sud et le Nord, entre les anciennes et les nouvelles générations d'acteurs sociaux. Ce processus se construira à travers un travail commun et intégré entre les processus préparatoires des différents événements FSM. Pour 2015 : nous avons décidé de tenir le prochain FSM en Tunisie au mois de mars. Pour 2016 : nous avons reçu positivement et accepté l'engagement du Collectif du Québec à travailler pour l'organisation d'un évènement FSM en août à Montréal. Nous poursuivrons les discussions avec les mouvements d'Asie autour de la possibilité, en accord avec leur situation et leur volonté, de se joindre à ce processus.( avec notamment la possibilité d'une formule FSM 2016  bi centrée avec un emplacement au Québec et un autre en Asie) »

Pour les prochains CI, l’un aura lieu à Tunis en décembre 2014 ou janvier 2015. Le prochain CI aura lieu entre mars et août 2014. Quatre possibilités ont été envisagées : Brasilia ; Sarajevo ; Montréal ; Népal.

Le CI de Casablanca a relancé le fonctionnement du CI autour de plusieurs points : décisions sur les prochains FSM ; recomposition du CI ; déplacement du secrétariat dans le pays hôte du FSM, donc à Tunis ; mise en place de groupes de travail ouverts.

 

Le CI a décidé de former un groupe de travail sur la recomposition et l’élargissement du CI. La recomposition passe par une définition plus précise du CI. C’est  une Assemblée ouverte des mouvements sociaux et citoyens qui sont prêts à participer activement à l’organisation et au développement du processus des FSM. L’élargissement du CI serait recherché auprès des mouvements qui ont participé au comité d’organisation des FSM et de tous les forums et événements liés au processus. La proposition est de proposer à tous les membres le choix entre trois catégories de membres. Les membres actifs s’engagent à participer activement au fonctionnement et aux activités du CI. Ils s’engagent à assurer une contribution permettant l’autonomie du secrétariat ; soit sous forme d’une contribution financière proportionnelle à leurs moyens, soit sous forme d’une mise à disposition de moyens humains pour la prise en charge des tâches. Les membres associés souhaitent s’associer au processus sans être membre actif. Il faudra décider si le consensus est assuré entre les seuls membres actifs ou avec les membres associés. Les observateurs permettent de faire participer au CI les mouvements intéressés par le processus sans vouloir ou pouvoir s’y engager fortement. Le CI a aussi créé un groupe de travail systématisation et accumulation à partir de la proposition brésilienne de numérisation des documents des FSM depuis l’origine et la proposition des Forums sociaux locaux transmise par le forum social local d’Ivry.

 

La reconstruction du CI dépend de l’évolution du processus. Le débat sur la situation du processus des FSM reflète en fait le débat sur la situation des mouvements et sur la stratégie des mouvements. Le Forum social mondial reste le moment privilégié de la convergence des mouvements. C’est un espace de rencontre à l’échelle mondiale. L’objectif principal est de définir une stratégie globale des mouvements, une stratégie internationale correspondant à la nouvelle période. Les mouvements doivent définir une nouvelle stratégie mondiale. Les FSM peuvent y contribuer.

 

L’évolution est marquée par la différenciation de la situation par grandes régions. Cette différenciation est renforcée par la crise de l’hégémonie des Etats-Unis et de l’Europe ; les puissances émergentes cherchant à renforcer leur influence comme leader de leur région. Les mouvements sociaux sont confrontés à cette évolution et aux stratégies différenciées des forces dominantes qu’ils affrontent. Cette situation contribue à fragmenter les mouvements et constitue un défi pour le mouvement altermondialiste. Le CI doit être équilibré entre les régions avec une ouverture géopolitique vers les mouvements des nouvelles puissances et des nouveaux mouvements. Une des réponses possibles est de mieux organiser le processus des FSM par grandes régions en donnant une visibilité et une plus grande place aux forums sociaux des grandes régions. Une des propositions est d’organiser au moins un forum par grande région tous les trois ans. 

 

 

Les nouveaux mouvements

 

Depuis 2011, des mouvements massifs, quasi insurrectionnels, témoignent de l’exaspération des peuples. Les révoltes des peuples ont un soubassement commun dans la compréhension de ce qu’est la crise structurelle officiellement admise depuis 2008. Mais, ce n’est pas sur cette analyse d’ensemble que démarrent les mouvements. L’explosion part de questions inattendues et se prolonge.

 

Ces mouvements se rattachent au nouveau cycle de luttes et de révolutions qui a commencé en 2011, il y a moins de trois ans à Tunis, qui s’est étendu à l’Egypte et au Moyen Orient, a traversé la Méditerranée et s’est propagé en Europe du Sud, en Espagne, au Portugal, en Grèce. Il a trouvé un nouveau souffle en traversant l’Atlantique à travers les “occupy” Wall Street, London, Montréal. Il a pris des formes plus larges dans de nombreux pays du monde, au Chili, au Canada, au Sénégal, en Croatie, autour de la faillite des systèmes d’éducation et de la généralisation de l’endettement de la jeunesse. Il rebondit à partir des mobilisations en Turquie, au Brésil et en Egypte.

 

Ce qui émerge à partir des places, c’est une nouvelle génération qui s’impose dans l’espace public. Il ne s’agit pas tant de la jeunesse définie comme une tranche d’âge que d’une génération culturelle qui s’inscrit dans une situation et qui la transforme. Elle met en évidence les transformations sociales profondes liée à la scolarisation des sociétés qui se traduit d’un côté par l’exode des cerveaux, de l’autre par les chômeurs diplômés. Les migrations relient cette génération au monde et à ses contradictions en termes de consommations, de cultures, de valeurs. Elles réduisent l’isolement et l’enfermement des jeunesses. Les chômeurs diplômés construisent une nouvelle alliance de classes entre les enfants des couches populaires et ceux des couches moyennes. Les nouveaux mouvements étudiants dans le monde marquent la faillite des systèmes éducatifs à l’échelle mondiale. D’une part, le néolibéralisme a rompu la promesse de lier l’éducation au plein emploi et le lien entre le bien vivre et la consommation. D’autre part, le surendettement, notamment celui des étudiants, a violemment précarisé les nouvelles générations. 

 

Cette nouvelle génération construit par ses exigences et son inventivité, une nouvelle culture politique. Elle enrichit la manière de relier les déterminants des structurations sociales : les classes et les couches sociales, les religions, les références nationales et culturelles, les appartenances de genre et d’âge, les migrations et les diasporas, les territoires. Elle expérimente de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’auto-organisation et de l’horizontalité. Elle tente de redéfinir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Elle recherche des manières de lier l’individuel et le collectif. C’est peut-être à ce niveau que les réseaux sociaux divers portent de nouvelles cultures, à l’instar des collectifs de logiciels libres capables de mener collectivement des luttes offensives tout en sauvegardant jalousement l’indépendance des individualités. La réappropriation de l’espace public est une revendication de souveraineté populaire. Les places renouvellent les agoras. On occupe et on échange, non pas pour le vote, toujours important mais rarement suffisant. Ce n’est pas un changement du rapport au politique mais un processus de redéfinition du politique.

 

Le pouvoir économique et le pouvoir politique, à travers leur complicité, ont été désignés comme les responsables de la crise. Ce qui a été démasqué c’est la dictature du pouvoir financier et la « démocratie de basse intensité » qui en résulte. La défiance par rapport aux partis et aux formes traditionnelles du politique avait été déjà marquée avec les indignés espagnols (« vous ne nous représentez pas »), les occupy (« vous êtes 1%, nous sommes 99% »). Elle rebondit avec le Brésil. Cette défiance s’exprime par la condamnation systématique de la corruption systémique. La fusion entre le politique et le financier corrompt structurellement la classe politique dans son ensemble. Le rejet de la corruption va au-delà de la corruption financière ; il s’agit de la corruption politique. Comment faire confiance quand ce sont les mêmes, avec parfois un autre visage, qui appliquent les mêmes politiques, celles du capitalisme financier. La subordination du politique au financier a remis en cause l’autonomie de la classe politique.

 

Ces mouvements sont spontanés, radicaux, hétérogènes. Certains affirment que ces mouvements ont échoué parce qu’ils n’ont pas de perspective ou de stratégie et qu’ils ne se sont pas dotés d’organisation. Cette critique mérite d’être approfondie. Elle n’est pas suffisante quand on sait que le plus vieux de ces mouvement a trois ans. Les mouvements ne rejettent pas toutes les formes d’organisation ; ils en expérimentent des nouvelles. Celles-ci ont démontré leur intérêt dans l’organisation des mobilisations, la réactivité aux situations et l’expression de nouveaux impératifs. Même si la question des formes d’organisation par rapport au pouvoir n’est pas encore entamée et laisse un goût d’inachevé.

 

Les nouveaux mouvements sociaux ont leur dynamique propre. Les jonctions avec les mouvements plus anciens de l’altermondialisme existent mais elles sont diffuses. D’autant qu’aucun des deux ensembles n’est homogène et qu’ils n’ont, ni l’un, ni l’autre, de formes de représentation permettant la formalisation des discussions. Beaucoup de participants aux nouveaux mouvements (indignés, occupy, carrés rouges) sont venus à Tunis ; ils se sont répartis entre ceux qui participaient pleinement au FSM, et ceux qui ont créé le Global Occupy Forum et des initiatives Occupy WSF, en décidant de marquer leur différenciation.

 

Les premières jonctions tiennent à la nature des mots d’ordre explicités depuis Tunis et Le Caire et complétés par les autres mouvements. Il s’agit d’abord du refus de la misère sociale et des inégalités, du respect des libertés, de la dignité, du rejet des formes de domination, de la liaison entre urgence écologique et urgence sociale. D’un mouvement à l’autre, il y a eu des affinements sur la dénonciation de la corruption ; sur la revendication d’une « démocratie réelle » ; sur les contraintes écologiques, l’accaparement des terres et le contrôle des matières premières. Les jonctions sont aussi présentes dans les tentatives, toujours difficiles, de construction d’une nouvelle culture politique.

 

Ces mouvements ne se sont pas organisés dans le mouvement altermondialiste, même si de nombreuses relations ont existé dès le début. L’hypothèse que nous avancerons est que ce cycle de luttes correspond à une nouvelle phase du mouvement altermondialiste. Ce qui nécessite de considérer que le mouvement altermondialiste, en tant que mouvement historique et anti-systémique a déjà connu plusieurs phases depuis la victoire du néolibéralisme : en 1980, dans les pays du Sud contre la dette, l’ajustement structurel, le FMI et la Banque Mondiale ; en 1995, avec les luttes contre la précarité, le chômage et la casse de la protection sociale ; en 2000 avec le processus des forums sociaux mondiaux. Aujourd’hui les nouveaux mouvements marquent une nouvelle phase. Une nouvelle phase n’annule pas les phases précédentes ; elle les prolonge et les renouvelle. Elle oblige le mouvement à se transformer.

 

Les nouveaux mouvements marquent la transition entre les mouvements de contestation de la dernière phase du cycle ouvert par le néolibéralisme et les mouvements anti-systémiques de la phase à venir. L’hypothèse de travail est que les deux ensembles de mouvements vont participer à la mutation qui aboutira à la naissance des mouvements de la nouvelle période, à celle qui succèdera à la crise du néolibéralisme dont les issues ne sont pas encore déterminées. Les mouvements plus anciens de l’altermondialisme devront tirer les leçons de leurs avancées et de leurs limites.

 

 

La nécessaire réinvention du politique

 

D’une certaine manière, le processus des FSM a contribué à délégitimer le néolibéralisme. Mais ces avancées ne se sont pas traduites politiquement. L’affrontement idéologique et la bataille contre l’hégémonie culturelle dominante sont nécessaires. Mais elles ne sont pas suffisantes. Les mouvements ne vont pas changer la société sans prendre en compte le politique ; sans poser la question du pouvoir et sans réinventer les formes du politique. Cette question centrale du débat stratégique a été longuement développée dans le livre. Les événements récents illustrent l’importance des approches sur les partis politiques et l’Etat ; le temps des révolutions et les transitions ; la question démocratique et les élections.

 

Dans l’interpellation des pouvoirs politiques, le rôle des partis politiques a son importance. L’altermondialisme a défendu la nécessaire indépendance des mouvements par rapport aux partis politiques. Ce qui ne suffit pas pour définir le rapport des mouvements aux partis politiques. Cette relation se définit concrètement dans les situations qui en caractérisent les opportunités et les contraintes. Les mouvements n’ignorent pas les partis qui permettent souvent un passage vers des décisions politiques locales, nationales et internationales. Ils travaillent avec les partis sans en devenir les relais. L’autonomie des mouvements n’est pas tactique. Les mouvements participent à la séparation des pouvoirs nécessaire au respect des libertés individuelles et collectives qui définit une démocratie.

 

C’est à travers la conception du parti politique que se sont historiquement nouées plusieurs questions : celle d’un intellectuel collectif et organique ; le rapport à l’Etat et aux institutions ; la conquête du pouvoir et son contrôle ; les élections et la démocratie. La discussion sur les partis politiques est dans une phase de déconstruction nécessaire pour dénouer leurs différentes fonctions. Le défi pour les mouvements est de porter un renouvellement des formes d’organisation par rapport à la capacité de résistance aux classes dominantes, à la maîtrise des affrontements dans les moments de rupture et aux formes de renouvellement du pouvoir et du politique.

 

Dans ce renouvellement, deux tendances doivent être prises en compte. La première porte sur le désaveu historique des partis et de la forme parti par rapport au dépassement du capitalisme, à la défaite historique du soviétisme, et au rapport au pouvoir et à la transformation de l’Etat. La seconde porte sur la défiance par rapport au politique et sur le désaveu populaire massif de la classe politique qui est explicité par les nouveaux mouvements.

 

La question politique, celle du pouvoir, ne passe pas exclusivement par la prise du pouvoir d’Etat, mais elle ne peut pas s’en désintéresser. Les associations spécialisées dans le politique, les partis politiques, ont concentré leurs efforts sur l’Etat et les institutions. La question primordiale est celle de la contradiction dialectique de l’Etat, instrument de la domination de la bourgeoisie et de sa reproduction, mais dans le même temps instrument de l’intérêt général et de la régulation publique et citoyenne.

 

Si l’intervention de l’Etat reste indispensable, changer la société ne peut pas être confié simplement à l’Etat, même en faisant l’hypothèse de la révolutionnarisation de l’Etat. On retrouve à ce niveau le débat sur la nature des transitions. Les transitions sont des périodes longues et contradictoires. Les processus révolutionnaires s’inscrivent dans la durée et ne sont pas linéaires. La rupture ne se fait pas en un « Grand soir ». La transition voit la confrontation entre les anciens rapports sociaux, dominants pendant longtemps et qui restent présents même quand ils ne sont plus dominants, et les nouveaux rapports sociaux émergents. Ces nouveaux rapports sont portés par les mouvements à travers les résistances, les débats d’idées, les pratiques concrètes nouvelles. Les nouveaux rapports sociaux en gestation portent le refus des inégalités et des discriminations, la revendication d’égalité et de libertés et les luttes pour les politiques publiques fondées sur l’égalité.   

 

Dans « vous ne nous représentez pas », il y a deux affirmations.  La première, c’est la remise en cause de l’oligarchie et de la subordination du politique au financier. La seconde c’est la remise en cause de la démocratie représentative, et parfois, plus largement, de la représentation. La réinvention de la démocratie passe par plusieurs interrogations ; parmi elles la question des élections, celle de la majorité et de la démocratie mondiale.

 

Le débat entre démocratie représentative et démocratie directe ne peut se réduire à la démocratie participative. La question des élections n’est pas seulement une question de situations ; il y a aussi une question théorique des élections. Il est difficile d’imaginer une démocratie sans élections, et de nombreux militants se font tuer pour obtenir des élections quand des régimes dictatoriaux les interdisent ou les manipulent. Mais les élections ne suffisent pas à garantir ou même à caractériser la démocratie. Cette question est d’actualité. Une des manières de ramener l’ordre par rapport à un mouvement insurrectionnel n’est-elle pas d’organiser des élections ? Pour qu’un bouleversement porté par des mouvements se traduise par une légitimation électorale, il faut un basculement des idées et des valeurs portées par les batailles idéologiques de long terme.

 

La discussion sur les révolutions et les ruptures est de retour dans l’espace public, amplifié par le nouveau cycle de luttes et de révolutions. Les ruptures ne sont pas définitives. Certaines situations sont déviées pour ramener les insurrections populaires à des guerres civiles. Les révoltes populaires contre les régimes dictatoriaux sont confrontées à des répressions sanglantes et à toutes les manœuvres des puissances dominantes et environnantes.

 

Une part de ce qui est nouveau cherche son chemin à l’échelle des régions et n’est visible qu’à l’échelle d’une génération. C’est à cette échelle que se construisent de nouveaux mouvements sociaux et citoyens qui modifient les situations, et ouvrent la possibilité à de nouvelles évolutions.

 

Au-delà de la nécessaire démocratisation, se pose la question d’une orientation alternative à la mondialisation capitaliste. Elle comporte un enjeu majeur, celui d’une nouvelle phase de la décolonisation qui correspondrait, au-delà de l’indépendance des Etats, à l’autodétermination des peuples. Elle met sur le devant de la scène les questions de l’épuisement des ressources naturelles, particulièrement de l’eau, du climat, de la biodiversité, du contrôle des matières premières, de l’accaparement des terres et du renouvellement culturel et civilisationnel.

 

Les interrogations essentielles sur la démocratie et sur les formes d’organisation progressent à partir des luttes et des mobilisations, de la recherche de pratiques nouvelles et d’un effort continu d’élaboration. Les enjeux de la nouvelle révolution se précisent : la définition de nouveaux rapports sociaux et culturels, de nouveaux rapports entre l’espèce humaine et la Nature, la nouvelle phase de la décolonisation et la réinvention de la démocratie.