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Montréal, 25 janvier 2017

 

De la politique de la peur à la politique de l’espoir :

Quel rôle pour le Forum social mondial ?

 

Il y a des semaines dans l’histoire qui sont plus marquantes que d’autres. Nous venons d’en vivre une qui l’a été particulièrement. Le 17 janvier 2017, le 47ème Forum économique mondial de Davos intronisait le président  chinois, désormais à la tête de la première puissance économique mondiale et présent pour la première fois à Davos, comme le nouveau défenseur de la mondialisation néolibérale. La même journée, Theresa May annonçait son plan de retrait de la Grande-Bretagne du marché unique européen, et lançait officiellement le hard-Brexit sous le thème du «Take back control». Trois jours plus tard, le 20 janvier, Donald Trump prenait possession de la Maison blanche, scandant un «America First» dans une capitale  morose et contestataire placée sous le contrôle de 28 000 policiers. Le lendemain, plus de 5 millions de personnes aux États-Unis et dans 600 villes du monde répondaient à l’appel de la marche des femmes contre la misogynie et le racisme pour démontrer qu’elles étaient prêtes à se mobiliser pour défendre leurs droits.  

Au même moment, se déroulait à Porto Alegre au Brésil le Forum social des résistances, suivi de la réunion du Conseil international du Forum social mondial (FSM). Nous y avons partagé nos expériences de lutte et exprimé nos revendications (droits humains, accès à la santé, défense des services publics, droit à la communication…). Nous y avons discuté de conjoncture et de vision politique du FSM. Nous y avons débattu des structures à mettre en place (L’Assemblée des mouvements sociaux en lutte) ou à réformer (le CI et son secrétariat) pour rallier davantage de mouvements et favoriser une plus grande articulation des mobilisations au sein du processus des Forums sociaux, pour combattre la mondialisation néolibérale et opérer la nécessaire transition sociale et écologique vers un monde respectueux des limites de la planète et de l’être humain.

Comment interpréter cette succession rapide et apparemment paradoxale d’évènements et en quoi ce contexte nouveau impose de réformer le processus des forums sociaux ?  

Le néolibéralisme est en déroute… et le populisme l’emporte sur l’altermondialisme

La faillite du modèle néolibéral, annoncé depuis plus de vingt ans par la mouvance altermondialiste et largement révélée lors de la crise de 2008, se traduit désormais par un vaste mouvement de rejet dans les urnes. Les profondes inégalités sociales et l’instabilité mondiale générées par ce système sont devenues évidentes pour toutes et tous. Il n’y a plus que les tenants de l’oligarchie mondiale, qui se rendent chaque année depuis un demi-siècle en pèlerinage à Davos, qui tentent encore de se persuader que la libéralisation financière et commerciale va conduire l’Humanité vers un bonheur partagé. Les tensions sociales sont devenues trop fortes et menacent de faire basculer le système en place. Cela est d’autant plus évident que ce sont les deux pays qui ont construit et imposé la mondialisation néolibérale au début des années 1980, la Grande-Bretagne de Thatcher et les États-Unis de Reagan, qui aujourd’hui en subissent de plein fouet les conséquences sociales et font politiquement le choix de la rupture en renouant avec des thèses nationalistes et protectionnistes.

Les thèses altermondialistes se sont révélées vraies sous bien des aspects. La mondialisation néolibérale a imposé la civilisation industrielle, extractiviste et consumériste à l’échelle de la planète, accentuant de manière insensée la crise écologique tout en générant un processus de concentration de la richesse jamais atteint. Les travailleurs du monde entier ont été mis en concurrence provoquant des délocalisations massives au détriment des droits de toutes et tous. Les ressources mondiales ont été accaparées par des intérêts privés uniquement guidés par le bénéfice à court terme, au mépris de toute gestion durable et de quelque conception du commun que ce soit. L’individualisme cupide de l’oligarchie a fait des ravages, générant chômage et endettement au Nord, exploitation et migrations au Sud, indignation et colère partout.

Malheureusement, le crépuscule de l’ère néolibérale ne débouche pas sur un avenir radieux. Ce vaste mouvement d’indignation n’a pas conduit à la prise de pouvoir de gouvernements progressistes clairement engagés dans la voie de la transition proposée par les tenants de l’altermondialisme. La gauche ne fait plus rêver, et les gouvernements qui s’en revendiquaient sont en reflux partout. Le pouvoir hégémonique continue à s’imposer et n’hésite pas à recourir à un discours populiste rejetant les thèses néolibérales et libre-échangistes pour le faire. C’est très clair dans le discours de Donald Trump, mais aussi dans la campagne qui a mené au Brexit, et qui doit être comprise dans la continuité du Non français et hollandais au référendum de 2005 sur la constitution européenne. Il occupe l’espace laissé libre par une gauche de gouvernement qui n’a pas su répondre aux attentes des victimes de la mondialisation, que ce soit en Europe ou dans les Amériques.

Trump a été élu sur la base d’un discours qui a récupéré beaucoup d’arguments que nous développons depuis 20 ans contre les conséquences sociales néfastes de la mondialisation néolibérale. Il a puisé à fond dans l’indignation, mais en pointant du doigt de faux coupables (les immigrants) pour dédouaner l’oligarchie dont il fait partie de toutes responsabilités dans la situation actuelle. Il ne se sert du racisme que pour faire diversion sur les causes réelles des problèmes sociaux.

Il ne faut surtout pas négliger ce phénomène qui doit nous amener à une profonde réflexion sur nos stratégies d’action. Car, aussi troublant que cela puisse paraitre, le fait que ce personnage issu de cette même oligarchie arrogante et dominatrice qu’il dénonce ait pu séduire les classes populaires laissées pour compte de la société néolibérale de marché, témoigne d’un profond désarroi et augure des jours sombres pour nos démocraties. Le triomphe de Trump incarne la défaite de la pensée progressiste.

L’imposition du conservatisme radical

Ce repli stratégique de l’oligarchie mondiale vers un populisme nationaliste et protectionniste est dangereux car il se double d’un discours raciste, sexiste et xénophobe. Les minorités de toutes sortes sont stigmatisées dans ce retour aux valeurs morales traditionnelles. Ce repli sur soi se nourrit d’un rejet de l’autre qui s’affiche désormais de manière décomplexée et crue. Les préjugés s’étalent au grand jour et ont force d’argument. Le mensonge et la polémique sont érigés en système de communication politique. Le débat démocratique cède la place à la confrontation démagogique.

Cette stratégie discursive agressive s’est révélée efficace et semble désormais inspirer nombre de politiciens ambitieux qui n’hésitent plus à jouer les apprentis sorciers. Ainsi, le conservatisme radical se diffuse et s’impose comme une alternative crédible au néolibéralisme en crise. Ce courant, à bien des égards fondamentaliste, se nourrit d’une rhétorique antisystème, anti-élite et anti-intellectuelle qui séduit les victimes de la mondialisation. Elle vient répondre à leurs peurs et leurs inquiétudes. Elle rassure et conforte en exaltant une grandeur passée, en alimentant la chimère d’un retour à l’âge d’or.

Cette fuite en avant par l’exaltation fantasmée d’une grandeur passée et le rejet de l’autre est malheureusement une impasse. Elle ne fera qu’alimenter rancœur et frustration et plonger nos sociétés dans le cycle de la violence, par l’accentuation des fractures sociales et les conflits entre communautés.   

De la politique de la peur à la politique de l’espoir

Pour construire un mouvement contre-hégémonique, il faut nous adapter aux mutations récentes de l’hégémonie. Actuellement, les deux faces de l’oligarchie dominante, néolibérale et néoconservatrice, s’imposent en occupant l’ensemble de l’espace médiatique. Peu importe l’attitude plus ou moins critique des médias traditionnels à l’égard des leaders populistes, nous sommes en train de perdre le combat des idées car ils contrôlent les médias de masse, et l’idéologie de la division et du racisme semble malheureusement l’emporter sur celle de la solidarité et de l’humanisme.

Pour lutter contre cette nouvelle pensée unique à double face, il faut certes construire des médias contre-hégémoniques, en misant notamment sur les réseaux sociaux, mais il importe aussi de reconstruire des espaces d’échange inspirants qui ne servent pas simplement à mettre de l’avant un discours, mais plutôt à rendre visible des actions.

La réflexion théorique et l’analyse des contextes d’oppression sont fondamentales, mais le projet du FSM doit aller au-delà. Pour passer de la politique de la peur et de la division à la politique de l’espoir et de la solidarité, nous avons besoin de ces moments de rassemblement pour relancer l’énergie militante et nourrir les espérances, pour ouvrir des espaces de dialogues entre les différents mouvements et pour enrichir l’analyse à partir de réalisations concrètes.

Pour gagner la bataille des idées, nous devons articuler les savoirs intellectuels et populaires en les enracinant dans les pratiques de luttes et les initiatives des mouvements en cours, et surtout éviter les divisions et divergences quant aux stratégies à déployer. Plutôt qu’une stratégie unique du changement social, privilégions des stratégies à plusieurs niveaux et reconnaissons la diversité créatrice des différentes initiatives.

Il n’est pas juste de dire que la nouvelle génération de mouvements émergents ne pose pas la question politique. Bien au contraire, leurs actions d’occupation des espaces publics sont des actes éminemment politiques. Ils dénoncent le pouvoir des dominants, mais aussi une offre politique, venant des partis ou des mouvements sociaux plus traditionnels, qui ne satisfait pas leurs aspirations, qui ne nourrit pas leur espoir de changement. En n’entendant pas leur message, nous alimentons leur découragement et les poussons à se réfugier, au mieux dans l’abstentionnisme et le vote protestataire et antisystème, au pire dans des formes d’engagements beaucoup plus radicales, voire violentes.

Rejeter ces mouvements, parce qu’ils ne pensent pas la question politique comme nous la pensons nous-même, c’est se couper d’une base très forte de renouvèlement des partis et de démocratisation des mouvements sociaux. Mais c’est aussi, et surtout les abandonner aux sirènes du conservatisme radical et faire le jeu de l’oligarchie. 

Il ne revient pas seulement aux gens qui ont participé à ces vastes mobilisations à influencer les partis et mouvements sociaux plus institutionnalisés, c’est aussi aux intellectuels organiques de jouer ce rôle de «passeur», et de bâtir des ponts entre les mouvements, entre les mobilisations, entre les luttes. Ce qui devient fondamental dans le contexte actuel, c’est de donner un sens commun à la multiplicité des luttes en cours. Il devient donc impératif de ne pas sombrer dans le dogmatisme. Il faut multiplier les espaces d’échange pour entrer en dialogue avec ces mouvements afin d’ancrer l’analyse sur les luttes en cours, sur les revendications qui émanent de ces mobilisations, et non sur des cadres théoriques posés a priori.

Propositions

Nos sociétés traversent aujourd’hui une crise globale, qui se décline sous des formes économique, sociale, écologique, démocratique, géopolitique, culturelle. La transition d’un monde qui met en péril les équilibres sociaux et environnementaux, approfondie les inégalités et attise un discours de haine source de repli sur soi et de conflits, vers un monde de solidarités qui respecte les limites de la planète et de l’être humain, est aujourd’hui impérative et urgente.

Pour contrer l’offensive démagogue et populiste du conservatisme radical, nous devons promouvoir les alternatives et propositions concrètes portées par les mouvements. C’est cet enracinement dans l’action réelle qui va nourrir l’espoir et l’énergie des masses de gens indignés qui ne trouvent pas de débouchés politiques crédibles dans l’offre partisane qui leur est présentée. Il existe une multiplicité d’initiatives concrètes dans les domaines économique, politique et culturel qui se développent aux niveaux local et national et qui préfigurent le monde que nous voulons, qui expérimentent ici et maintenant les bases du monde solidaire que nous souhaitons construire.

Pour favoriser le travail en commun entre les mouvements sociaux institutionnalisés présents au FSM, les mouvements émergents de scolarisés et précarisés post-2011 et les mouvements des discriminés, racisés et marginalisés, nous devons enrichir le processus des forums sociaux des multiples mobilisations qui se développement en parallèle et à différentes échelles. Pour renforcer l’articulation entre ces trois bases sociales et les projets d’émancipation, nous devons mettre de l’avant des initiatives concrètes et des actions et dépasser le stade des simples déclarations et des grands discours.

Dans cette perspective, la proposition avancée lors de notre dernière rencontre de Porto Alegre d’enrichir le processus des forums sociaux en faisant des liens avec les mobilisations sectorielles qui s’organisent, que ce soit les mobilisations de décembre contre l’OMC à Buenos Aires (Argentine), ou lors de la COP23 à Bonn (Allemagne) en novembre, est très intéressante. Et il faudrait pousser encore plus loin les connexions avec les mobilisations lors du prochain G20, du Forum de Davos… et de toutes les mobilisations qui vont émerger sur la question de la guerre et de la Palestine, sur les migrations, les pipe-line, les droits des femmes et des minorités….

Au-delà de la réflexion sur le FSM et ses structures, le CI pourrait renforcer sa pertinence et son utilité en devenant un moteur dans la construction de ce réseau mondial des résistances à l’ordre néolibéral et conservateur : en se connectant avec les multiples mobilisations émergentes et en y participant ; en s’organisant à l’avance pour y présenter des propositions concrètes ; en développant des moyens de communication pour promouvoir les initiatives qui sont avancées par les participants ; en développant une nouvelle narration expliquant le lien entre ces multiples mobilisations. Nous pourrions alors profiter du FSM pour favoriser la convergence entre ces multiples mobilisations et faire le point sur nos propositions communes pour la transition. La proposition de Salvador de Bahia pourrait peut-être offrir l’occasion de le faire.

D’ici là, nous pourrions profiter de tous les moments de mobilisation qui se présentent pour nous rassembler, investir l’espace public et rendre visibles les propositions alternatives portées par les mouvements. Nous pourrions aussi expliquer le lien entre ces différents moments de mobilisation et réécrire le projet global d’émancipation à partir de ces luttes concrètes et sectorielles.

 

Raphaël Canet

Collectif FSM 2016 – Montréal

Membre du Conseil international des FSM