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Une juridiction européenne pour les migrants

from CHERBIB on Sep 09, 2014 08:30 AM
http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/150714/une-juridiction-europeenne-pour-les-migrants
Une juridiction européenne pour les migrants

15 JUILLET 2014 |  PAR
<http://www.mediapart.fr/print/432555>
<http://www.mediapart.fr/pdf/432555>

Après les juges belges et italiens, la justice française a ordonné une
enquête qui pourrait mettre en cause l'armée dans le décès de 63 *Boat
people* abandonnés en mars 2011 dans une Mediterranée *« constellée de
bâtiments militaires de toutes nationalités »*. Pourtant, *« chaque
enquêteur national va se heurter aux limites de sa saisine »*,
regrettent Olivier
Clochard, président de Migreurop, Luca Masera (ASGI), et Karine Parrot
et Claire
Saas, membres du Gisti.


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Il faut saluer la décision que vient de rendre la Cour d’appel de Paris :
le 26 juin, contre l’avis du juge d’instruction saisi en première instance,
et contre celui du procureur général, elle a ordonné qu’une enquête soit
ouverte sur les éventuels manquements de l'armée française à son obligation
de porter secours en mer dans l'affaire du “bateau-cercueil” qui a coûté la
vie à 63 personnes en mer Méditerranée en mars 2011.

Alors qu'une coalition internationale intervient en Libye sous l'égide de
l'ONU, 72 migrants fuient le pays en guerre à bord d'un Zodiac à
destination de l'Italie. Très rapidement, ils perdent le contrôle de
l'embarcation et lancent un appel au secours, largement relayé par les
garde-côtes italiens dans une mer Méditerranée alors constellée de
bâtiments militaires de toutes nationalités. Le bateau est photographié par
un avion militaire français puis sommairement ravitaillé par un
hélicoptère, mais les passagers en détresse sont finalement abandonnés à la
dérive : 63 d'entre eux – hommes, femmes, enfants – mourront de fin et de
soif pendant les quinze jours suivants.

Quelques rescapés se mobilisent afin que lumière soit faite sur les
responsabilités engagées. Mais l’accès au juge est malaisé et fragmenté. En
effet, face à la multiplicité des acteurs impliqués, l'écheveau des
responsabilités et des juridictions compétentes est complexe à démêler.
Soutenus par des associations des deux rives de la Méditerranée, les
survivants déposent plusieurs plaintes devant les juridictions belges,
françaises, espagnoles et italiennes. Jusqu'à la décision de la Cour
d'appel, seule deux plaintes avaient été prises en compte : en Belgique,
une plainte avec constitution de partie civile déposée pour crimes de
guerre et non-assistance à personne en danger a donné lieu à une
instruction, encore en cours ; en Italie, le procureur militaire a ordonné
une enquête.

Du côté français, une plainte simple déposée en 2012 a été classée sans
suite par le procureur de la République. En décembre 2013, la juge
d'instruction saisie d'une plainte avec constitution de partie civile a
décidé qu'il n'y avait même pas lieu d'ouvrir d'enquête sur cette affaire
(lire le billet d'Eric Fassin
<http://blogs.mediapart.fr/blog/eric-fassin/231213/non-lieu-non-personnes>du
23 décembre 2013). Sans mener la moindre investigation, elle a fait siennes
les affirmations de l'état-major des armées selon lesquelles aucun bâtiment
français n'était présent dans cette zone. C'est cette décision qui vient
d'être censurée. La chambre de l’instruction de la Cour d'appel de Paris
estime au contraire qu’il était *« prématuré d'affirmer qu'il n'existe pas
de charges suffisantes contre un quelconque militaire français […] pour non
assistance à personne en danger »*, et enjoint à la juge d'instruction
d’engager des investigations, en lui adressant une liste des diligences à
accomplir.

Certes, la décision de faire la lumière sur l’éventuelle responsabilité de
l'armée française est salutaire du point de vue de l'accès à la justice :
face à des faits graves dont la réalité est établie, le minimum, dans un
État de droit, est l'ouverture d'une enquête afin d’en rechercher les
auteurs.

Certes, on peut aussi voir dans cette décision de la Cour d’appel de Paris
un signal adressé à l'Union européenne et à ses États membres : ils ne
devraient pas pouvoir continuer à  fermer les yeux sur les conséquences
meurtrières d’une politique qui consiste à dresser toutes sortes
d'obstacles – juridiques, physiques, paramilitaires – au franchissement des
frontières extérieures par les migrants jugés indésirables. Aussi coûteuses
et sophistiquées soient-elles, ces barricades ne dissuadent pas les
candidats au départ ; elles les contraignent seulement à emprunter des
voies toujours plus périlleuses pour gagner l'Europe. Souhaitons que la
décision d’ouvrir une enquête fasse prendre conscience de ce que les morts
en mer, dont la liste s’allonge chaque jour, ne peuvent être passés par
profits et pertes de la politique de « gestion des flux migratoires » mise
en œuvre par l'Union européenne. Souhaitons également que les enquêtes
soient effectives, complètes et impartiales.

Mais tout de même, à l’heure de la construction d’une Union européenne
pénale, ne pourrait-on pas aller plus loin ? Dans une affaire où les
responsabilités peuvent être partagées entre des auteurs de nationalités et
de qualités différentes, les rescapés sont contraints de saisir une
multiplicité de juridictions. S’ils parviennent miraculeusement à dépasser
les obstacles procéduraux dressés devant eux, les pouvoirs d'investigation
des juges risquent d'être étroitement limités : on imagine mal que le juge
d’instruction belge demande au ministère de la Défense français ou italien
ou canadien d’accéder à un quelconque document classé secret-défense. Au
lieu de procéder à une instruction de l’ensemble de l’affaire, chaque
enquêteur national va se heurter aux limites de sa saisine sans pouvoir
s’opposer à la dilution des responsabilités.

Alors que l'invocation de la souveraineté des États membres de l’Union
européenne ne fait plus obstacle à la mise en place d’un parquet européen
pour lutter, notamment, contre la fraude aux intérêts financiers de
l’Union, l'argument resurgirait lorsque la protection des droits les plus
fondamentaux est en jeu ? De façon cruciale, cette affaire pose au peuple
européen la question suivante : quel prix est-il prêt à payer pour cet
espace de “sécurité, de liberté et de justice” que lui promet l'Union : la
souffrance et la mort d'autres êtres humains, à qui l'on refuse le droit de
circuler librement parce qu'ils n'ont pas eu la chance de naître en
Europe ? Peut-on accepter que l’espèce humaine soit ainsi fragmentée
<http://www.gisti.org/spip.php?article837> entre ceux qui bénéficient d’une
protection de leurs droits fondamentaux et ceux qui en sont écartés ? Nous
ne le voulons pas ! Et nous demandons à ce que de réels changements
s'opèrent au sein des politiques migratoires européennes afin d'établir un
modèle de société plus juste et plus équitable.

*Olivier Clochard*, géographe, chargé de recherche au CNRS, président de
Migreurop
*Luca Masera*, professeur de droit pénal, membre de l’ASGI
*Karine Parrot*, juriste, professeure de droit, membre du Gisti
*Claire Saas*, maître de conférences en droit, membre du Gisti

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CHERBIB Mouhieddine
0650520416


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