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Paxton répondà Zemmour

from Salah Menia on Oct 20, 2014 06:16 AM
Réponse instructive et sérieuse de l'historien américain Robert O. Paxton
aux falsifications et élucubrations déclinistes d'Eric Zemmour:

Polémique Zemmour : « Vichy, une collaboration active et lamentable »

LE MONDE | 18.10.2014 à 11h49 • Mis à jour le 18.10.2014 à 12h31

*« Le Suicide français », essai du polémiste Eric Zemmour, connaît un grand
succès de librairie. Largement entretenu par un passage dans lequel il
soutient l'idée selon laquelle le gouvernement de Vichy aurait décidé de «
sacrifier les juifs étrangers pour sauver les juifs français ». De grands
historiens de la période vichyste démontent son argumentation. Mais de quoi
se livre est-il le symptôme ?*

Dans sa longue complainte sur le déclin de la France, Eric Zemmour laisse
percer un mince rayon de lumière : au moins la France de Vichy parvint-elle
à sauver 75 % des juifs de France du monstre nazi…

Il est difficile de croire qu’il a véritablement lu les statuts de Vichy
concernant les juifs. Aucune « préférence nationale » n’y apparaît. Toutes
les mesures de Vichy concernant les juifs visaient autant les citoyens
français que les immigrés, mise à part celle du 4 octobre 1940 ordonnant
l’internement des *« ressortissants étrangers de race juive ».*Certaines
dispositions, il est vrai, furent prises afin d’exempter les vétérans de
guerre et les juifs qui avaient rendu à la France des services particuliers
(qui n’étaient pas nécessairement citoyens français), ainsi que des
familles installées dans l’Hexagone depuis cinq générations. Dans les
faits, toutefois, peu de personnes bénéficièrent de ces exemptions, et il
arriva que certaines d’entre elles finissent par être déportées.

Le régime de Vichy appliqua ses mesures de restriction aux juifs avec zèle.
Des chercheurs français établirent le chiffre précis de ceux qui furent
exclus de la fonction publique et interdits d’exercer leur profession. La
commission Mattéoli a déterminé très exactement combien d’entre eux furent
victimes de spoliations. Les juifs français, davantage intégrés que les
immigrés, ont particulièrement souffert de ces mesures. Lorsque les
déportations débutèrent, ils étaient déjà extrêmement fragilisés par la
perte de leurs professions et de leurs biens.
ANTISÉMITISME CULTUREL FRANÇAIS

Les juifs assimilés comme Léon Blum furent les cibles d’un opprobre tout
particulier. Xavier Vallat, le premier commissaire général aux questions
juives, brouillait la différence existant prétendument entre
l’antisémitisme culturel français et l’antisémitisme racial allemand.
Vallat était convaincu que des juifs comme Blum, bien que nés français,
étaient fondamentalement incapables de devenir d’authentiques Français.

Tous les historiens ayant travaillé sérieusement sur la France de Vichy
détectent un changement à l’été 1942. Lorsque la « solution finale »
commença à être mise en œuvre en France, avec les arrestations de masse, et
la séparation des mères de leurs enfants. Même ceux qui s’étaient récemment
plaints du nombre trop élevé à leurs yeux d’immigrés montrèrent de la
répulsion. Cinq évêques dénoncèrent ces arrestations. Pierre Laval, le chef
du gouvernement, n’obtint qu’un report de l’arrestation des juifs français.
Les Allemands acceptèrent de déporter en priorité les juifs étrangers,
pourvu que la police française assure un nombre suffisant pour remplir les
trains. Ils dirent toujours très clairement à Laval qu’ils finiraient par
s’occuper des juifs français aussi. Il n’y eut jamais aucun accord, ni
écrit ni oral, sur cette question.

En fin de compte, les Allemands s’emparèrent de tous ceux qu’ils purent,
français ou non. Un tiers des 76 000 juifs déportés était des citoyens
français, dont, il est vrai, des enfants nés en France de parents immigrés.
L’extermination de 25 % des juifs de France ne fut pas une issue positive.
La France avait bien plus de possibilités de dissimuler les juifs que la
Belgique et les Pays-Bas, où la présence allemande était plus forte.
L’exemple de l’Italie permet d’établir une meilleure comparaison.
L’occupation allemande y débuta plus tard, mais se termina plus tard aussi,
en mai 1945. Ne pouvant compter ni sur l’aide de l’Etat italien ni sur
celui de sa police, les nazis ne furent en mesure de mettre la main que sur
16 % des juifs d’Italie. Si en France la police de Vichy participa
activement aux arrestations, elle le fit avec de moins en moins de zèle à
partir du début de l’année 1943.

Plus stupéfiant encore, le régime de Vichy envoya spontanément 10 000 juifs
étrangers de la zone libre de l’autre côté de la ligne de démarcation pour
les livrer à une mort certaine. Une telle mesure n’eut pas d’équivalent en
Europe de l’Ouest, et n’en eut que peu en Europe de l’Est. On peut tenter
d’expliquer ce zèle en l’interprétant comme une réaction à l’avalanche de
réfugiés dans les années 1930. La France en accueillit proportionnellement
plus que les Etats-Unis, mais pas davantage en nombre absolu, comme le
prétend M. Zemmour. Après 1940, Vichy tenta de convaincre l’Allemagne de
« reprendre » ses réfugiés. Au printemps 1942, Berlin obtempéra et put
compter sur le plein concours de Vichy.
DES GENS DE BIEN

Bien comprendre la situation allemande permet de saisir l’importance pour
eux de la collaboration policière française. Une constante pénurie de
main-d’œuvre sévissait en Allemagne. Engagée dans des combats de grande
ampleur sur le front de l’Est, elle comptait en France sur Vichy et sa
police pour combler ce manque. Ce fait n’est pas de mon invention,
contrairement à ce qu’insinue M. Zemmour ; il ressort avec évidence des
archives allemandes. *« Etant donné que Berlin ne peut pas détacher du
personnel »*, écrivit le 7 juillet 1943 Heinz Röthke, l’officiel chargé de
diriger les actions allemandes contre les juifs, *« l’action *[d’arrestation
de juifs]* devra être exécutée presque exclusivement avec des forces de la
police française ».*

Il existe, dans cette lamentable histoire, quelque chose dont il est permis
de se féliciter. Je pense ici aux efforts que menèrent de nombreux Français
pour venir en aide aux juifs, particulièrement aux enfants. Michael R.
Marrus et moi-même leur avons dédié notre ouvrage paru en 1981, *Vichy et
les Juifs *(Calmann-Lévy), car nous ne concevions pas que la critique de
Vichy puisse équivaloir à une critique de la France et des Français (comme
le pense Zemmour). L’aide humanitaire apportée aux juifs ne fut pas une
spécificité française, mais elle joua un rôle important reconnu par Vichy
qui traqua et arrêta parfois ces gens de bien.

Le livre d’Eric Zemmour rencontre le succès parce qu’il exploite avec
habileté la peur du déclin. Le lecteur est porté par sa verve, son talent
pour l’invective, son don de conteur et son goût de la provocation. Mais
tout ce qui est abordé dans ce livre l’est au travers des verres
déformants. Sa nostalgie de l’autorité masculine ne fait guère de
proposition constructive pour surmonter les problèmes du moment. Je ne
crois pas qu’ils seront nombreux à vouloir sérieusement revenir à l’époque
d’avant 1965 alors que les femmes ne pouvaient ouvrir un compte en banque
sans l’autorisation de leurs maris, un changement que Zemmour semble
regretter. Une fois que l’énergie criarde de ce livre aura fait son petit
effet, l’engouement du moment disparaîtra.

Vues de l’étranger, les idées noires exploitées par Zemmour ne semblent pas
si exceptionnelles. Jadis puissance militaire et culturelle, la France en
est venue à occuper une position certes honorable mais moyenne. Aucun Etat
n’échappe au relâchement des liens nationaux et sociaux, au commerce
mondialisé et à l’individualisme débridé. Aux Etats-Unis aussi, on redoute
la déchéance. Le Tea Party est parvenu à bloquer le gouvernement fédéral.
Le système électoral américain est archaïque. Le président n’est pas
apprécié par la population. Un mouvement « néoconfédéré » vigoureux
s’enorgueillit de la cause sudiste telle qu’elle fut défendue au cours de
la guerre civile des années 1861-1865. Ce mouvement accuse les historiens
qui critiquent la société esclavagiste d’être quelque peu antiaméricains.
Eric Zemmour se sentirait chez lui en leur compagnie.

(*Traduit de l’anglais par Fédéric Joly)*

Robert O. Paxton, professeur émérite d’histoire Columbia University (New
York)

Lire aussi : Polémique Zemmour : « Une inacceptable falsification
idéologique »
<http://abonnes.lemonde.fr/politique/article/2014/10/18/polemique-zemmour-une-inacceptable-falsification-ideologique_4508545_823448.html>


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