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Chérif Ferjani : La gauche en Tunisie: Comment sortir de la division (Partie 1) et (Partie 2)

from CHERBIB on Mar 13, 2015 02:49 PM
http://www.huffpostmaghreb.com/mohamed-cherif-ferjani/la-gauche-en-tunisie-comm_b_6845626.html

Mohamed-Cherif Ferjani
<http://www.huffpostmaghreb.com/mohamed-cherif-ferjani/>

Islamologue et professeur de science politique à l'Université Lyon 2

La gauche en Tunisie: Comment sortir de la division (Partie 1)


Depuis les dernières élections législatives et présidentielles, plusieurs
appels ont été lancés pour traduire la mobilisation autour de la
candidature de Hamma Hammami par de nouvelles initiatives d'unification de
la gauche. Certains envisagent la création d'un grand parti de gauche,
d'autres voudraient faire du Front Populaire le cadre d'une telle
unification, une troisième option parle de l'organisation des assises de la
gauche durant l'été 2015.



 L'objet de cette réflexion, qui s'inscrit dans le prolongement d'échanges
au sujet de ces initiatives, est de revenir aux origines historiques des
divisions de la gauche avant de proposer quelques pistes qui pourraient
aider à la mettre sur la voie de son unification. Cette contribution doit
beaucoup aux remarques critiques et aux propositions de quelques amis qui
ont réagi à une première esquisse : Mohamed Khénissi, Habib Khazdaghli et
surtout Hichem Abdessamad.







*1 - Aux origines des divisions au sein de la gauche en Tunisie*

La gauche a une longue histoire en Tunisie. Ses plus anciennes expressions
organisées remontent au début des années 1920 avec la création du Parti
Communiste (PC), impliqué aussitôt dans la première organisation syndicale
initiée par Mohamed Ali Al-Hammi ainsi que dans le mouvement de libération
nationale. Les communistes partageaient avec le Néo Destour, qui a imposé
son leadership à la lutte pour l'indépendance, des liens tissés dans les
bagnes de l'administration coloniale comme dans les combats pour
l'indépendance, malgré les désaccords politiques et idéologiques.

Ces liens ne sont pas étrangers à l'existence, par moments, de passerelles
entre la gauche communiste et des courants de gauche au sein du Parti
Destourien et des organisations syndicales qui lui étaient affiliées dont,
notamment, l'UGTT, l'UGET et l'UNFT, malgré l'existence, avant
l'indépendance, d'organisations liées au PC dont l'objectif était de
rivaliser avec celles du parti de Bourguiba.

Au lendemain de l'indépendance, le Parti Destourien s'est très vite imposé
comme parti unique en adoptant une étiquette socialiste sous le nom du
Parti Socialiste Destourien (PSD). La gauche s'est alors partagée entre
trois grandes options :

   - Une tendance a pris prétexte de l'orientation « socialiste » du
   Parti-Etat pour le rejoindre et agir de l'intérieur du pouvoir,

   - Une autre a choisi la stratégie de « soutien critique » en s'abstenant
   d'intégrer le PSD et de s'y opposer frontalement, comme ce fut notamment le
   cas pour le PC,

   - Une troisième choisit l'opposition frontale au pouvoir condamnant le
   caractère bureaucratique et fallacieux de son "socialisme" et dénonçant son
   autoritarisme, sa politique répressive et son inféodation aux puissances
   occidentales.

La plus importante expression qui a incarné l'opposition radicale au
Parti-Etat de Bourguiba dans les années 1960-1970 était le mouvement
PERSPECTIVES TUNISIENNES, puis ses prolongements et ses ramifications
radicalisées par l'arrivée à l'université de jeunes issus de milieux
populaires, notamment de l'intérieur. Cette évolution a fait perdre au
mouvement son caractère intellectuel.

Progressivement, il est devenu une organisation maoïste appelant à la
jonction avec la classe ouvrière afin de créer un parti marxiste-léniniste
révolutionnaire avec une orientation de plus en plus populiste.

La radicalisation, conjuguée avec les contradictions au sein de la gauche
internationale (opposant pro-soviétiques, pro-chinois et/ou pro-albanais,
castro-guévaristes ainsi que des courants se réclamant des idéologies
tiers-mondistes et nationalistes hostiles à l'hégémonie des deux
superpuissances), a été à l'origine des divisions qui se sont exacerbées, à
partir de la fin des années 1960. Outre l'opposition entre le Parti
communiste et l'extrême gauche, de nouvelles divisions sont apparues au
sein de l'extrême gauche entre les différentes ramifications de
Perspectives - Le Travailleur Tunisien: al-Charâra, le GMLT et les CMLT,
qui ont donné lieu à d'autres divisions, les ultimes divergences au sein de
l'organisation mère (Perspectives - Le Travailleur Tunisien) qui ont fini
par la faire disparaître.

Les ruptures consécutives à ces divisions n'ont jamais fait l'objet de
débats démocratiques clarifiant, pour les parties concernées et pour
l'opinion publique, les véritables raisons et l'ampleur des désaccords.

C'était plus des formes d'excommunications réciproques procédant de
logiques d'anathème où les uns traitaient les autres de « renégats », de «
contre-révolutionnaires », de « révisionnistes », de « réactionnaires », de
« trotskystes », de « staliniens », etc., que de véritables débats où les
uns cherchaient à comprendre et à réfuter les points de vue des autres en
les respectant. On ne cherchait pas à avoir une idée précise des points de
divergence et des points d'accord pour les relativiser et pour ménager des
passerelles pour une éventuelle réunification.

Dans ces conditions, les tentatives d'unification de la gauche étaient
vouées à l'échec. Outre les effets du sectarisme à l'origine de ses
divisions, la gauche a subi les effets de l'évolution de la Chine, du
Vietnam, de l'implosion de l'Union Soviétique, de l'effondrement des mythes
révolutionnaires du Tiers Monde et, sur le plan intérieur, de la
polarisation entre un pouvoir de plus en plus corrompu, autoritaire et
impopulaire et un islamisme en expansion.

Le sectarisme dressait les composantes de la gauche les unes contre les
autres, et se nourrissait de l'incapacité de sortir du ghetto de
l'université et de certains cercles coupés du peuple.

Malgré le rôle que la gauche a joué, de l'indépendance aux années 1980,
comme principale force d'opposition à l'autoritarisme et aux politiques
économiques libérales du régime, sa marginalité a perduré. Ce rôle, qui lui
a valu d'être la première cible de la répression et de l'alliance, durant
les années 1970, entre le pouvoir et la mouvance islamiste, lui a attiré
beaucoup de sympathie et d'admiration, mais il ne lui a pas permis de
susciter l'adhésion nécessaire pour en faire une véritable alternative au
pouvoir et à l'opposition islamiste.

Celle-ci, après avoir agi de concert avec le PSD, s'en est séparée dès le
début des années 1980, au lendemain de la Révolution islamique et de
l'avènement de la République islamique d'Iran. La polarisation, qui s'est
ainsi imposée depuis les années 1980 entre le Parti-Etat et le mouvement
islamiste, a divisé la gauche, comme l'ensemble de l'opposition, en trois
camps :

   - Ceux que la peur du danger islamiste a rapprochés de la dictature,
   perçu comme « moderne », de Ben Ali au point d'en devenir des auxiliaires
   plus ou moins dociles tout en se réclamant de la gauche (le PC sous la
   direction de M. Harmel et avant de la création du mouvement Al-Tajdîd, une
   partie du MDS et du PUP, l'UDU, des courants écologistes hésitant entre la
   gauche et les courants libéraux, des indépendants), certains sont allés
   jusqu'à adhérer au RCD pour soi disant "être plus efficaces".
   - Ceux que le rejet de la dictature a fini par amener à s'allier avec
   les islamistes perçus plus comme des victimes de la répression que comme
   une menace pour la démocratie : le PDP, le PCOT, ainsi que des
   indépendants, c'est l'origine de la coalition née de la grève de la faim du
   18 octobre 2005 à l'occasion de l'organisation du Sommet Mondial sur la
   Société de l'information (SMSI) à Tunis, devenue le Front du 18 octobre.

- Les militants, mouvements et courants qui s'opposaient à la dictature du
Parti-Etat de Ben Ali tout en refusant d'intégrer un front avec l'islam
politique considéré comme un danger pour les acquis modernes et séculiers
du pays (dont en particulier les droits acquis par les femmes dans le cadre
du Code du statut Personnel et la liberté de conscience), outre des
associations de la société civile, comme l'Association des Femmes
Démocrates, et des militants indépendants, on trouvait dans cette «
constellation », moins structurée que les deux premières, essentiellement
Al-Tajdid (Renouveau), le PTPD, le PSG et le MPD.

Cette polarisation n'a pas permis la réussite des projets d'unification de
la gauche telles que le premier RSP (en 1983, avant sa transformation en
parti devenu plus tard le PDP), le mouvement Al-Tajdîd qui s'est constitué
sur la base de l'unification du PC et de quelques courants et militants
d'autres organisations de gauche disparues (dont Perspectives-Le
Travailleurs Tunisiens) et de la société civile.

*2 - Révolution et nouveaux défis*

La révolution a été à l'origine de nouveaux clivages au sein d'une gauche
qui fut surprise autant que les autres forces alliées ou opposées au
pouvoir. Le premier clivage était relatif à l'attitude par rapport au vide
laissé par la fuite de Ben Ali et par l'effondrement de son pouvoir :

Fallait-il «mettre la main à la pâte» et entrer au gouvernement avec ce qui
restait de l'ancien régime, à côté et sous la présidence de ceux qui ont
servi Ben Ali des années durant (Mohamed Ghannouchi comme Premier Ministre,
Fouad Mbazaa comme Président, et d'autres Ministres de premier plan qui ont
gardé leur poste), pour éviter le chaos en attendant d'organiser rapidement
des élections?

Ou fallait-il refuser toute collaboration avec les hommes et les
institutions qui ont servi la dictature et poursuivre la révolution jusqu'à
la réalisation de ses objectifs dont, en premier lieu, la création d'un
nouveau régime en rupture totale avec les rouages de la dictature, quitte,
pour cela, à s'allier avec des forces dont les conceptions et les objectifs
n'avaient rien à voir avec la révolution et encore moins avec la gauche?

Il y avait, pour ce qui concernait la gauche ou ceux qui s'en réclamaient,
d'un côté Al-Tajdîd, le PDP et des figures comme Taïeb Baccouche qui ont
intégré le gouvernement de Mohamed Ghannouchi, et, de l'autre côté, le
PCOT, le PTPD, le MPD et ceux qui ont préféré l'alliance avec les
islamistes, les nationalistes arabes de tous les courants, des
organisations de jeunes chômeurs, des comités autoproclamés de protection
de la révolution derrière le mouvement Kasba I et Kasba II.

En quelque deux mois, la situation a tourné à l'avantage des forces voulant
la rupture avec l'ancien régime : dissolution du RCD suivie par celle des
deux assemblées (des députés et des sénateurs), abrogation de la
constitution, abandon de l'option des élections présidentielles et
législatives pour l'élection d'une assemblée constituante, et, enfin,
limogeage de Mohamed Ghannouchi et de son gouvernement. Les divisions de la
gauche en rapport avec ce clivage se sont aggravées.

L'arrivée de B.C. Essebsi qui a essayé d'impliquer toutes les composantes
du champ politique et les expressions les plus organisées de la société
civile, a largement ouvert les portes à la participation des principales
composantes de la gauche en jouant, comme les islamistes, sur leurs
divisions. Les prémières élections ont montré les effets néfastes de ces
divisions, même si le PDP et le Pôle - qui s'est voulu un cadre rassemblant
au-delà de Tajdîd - ont mieux tiré leur épingle du jeu que la gauche
radicale (PCOT, PTDP, MPD, PSG etc.).

L'échec cuisant des élections de 2011 fut à l'origine de nouvelles
tentatives de rassemblement de différents courants de la gauche, avec ou
sans la participation d'autres courants idéologiquement éloignés de la
gauche:

Le Front Populaire regroupant l'ex-PCOT devenu Parti des Ouvriers, le Parti
Unifié des Patriotes Démocrates, Al-Qotb, des indépendants du Pôle qui ont
quitté Al-Massar quand celui-ci s'est rapproché de Nida Tounis pour créer
l'Union pour la Tunisie (UPT), ce qui restait du MDS et des courants
nationalistes arabes historiquement rattachés au parti Ba'th et au
mouvement nassériste,

Al-Joumhouri (le Parti Républicain) regroupant des mouvements qui se
situent entre le centre gauche et le centre droit (principalement le PDP et
AFEK Tounis), sans jamais fermer la porte à une réconciliation avec les
islamistes d'Ennahda.

   - Al-Massar (Voie Sociale et Démocratique) regroupant une partie du Pôle
   (principalement l'ancien Tajdîd), l'aile gauche du Parti du Travail.
   - La création de Nida Tounis, avec l'objectif de rééquilibrer le paysage
   après le séisme des élections de la constituante, et la mobilisation contre
   la politique de la Troïka, notamment après l'assassinat de deux leaders du
   Front Populaire, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, vont peser sur le devenir
   de ces coalitions et sur la place qu'elles occupent dans le paysage
   politique consécutifs aux dernières élections :

   - Le Front populaire apparaît comme le grand gagnant en devenant la
   troisième force politique du pays avec une quinzaine de sièges lors des
   élections législatives, sa volonté d'apparaitre comme une force autonome
   par rapport aux islamistes et à Nida n'est pas étrangère à son score qui
   montre, a contrario, la faillite de la realpolitik qui fut à l'origine du
   Front du 18 octobre avec les islamistes.

   - Al-Joumhouri a payé très cher sa politique de main tendue à Ennahda
   dont il attendait le soutien à son candidat à la présidence, il n'a eu
   qu'un siège alors qu'Afek qui l'avait quitté en Août 2013 se présente seul
   aux élections et obtient 8 sièges.

   - Al-Massar, qui s'est raccroché jusqu'au bout à l'Union pour la Tunisie
   créée pour s'opposer à la Troïka qui fut entre temps déserté par
   Al-Joumhouri, le PSG et par Nida Tounes, a été lui aussi victime de son
   positionnement par rapport au mouvement de Béji Caïd Essebsi rejoint très
   tôt par une partie des dirigeants et des militants d'Al-Massar: il n'a eu
   aucun élu.

C'est dans ce paysage que se pose à nouveau la question de l'unification de
la gauche et que s'inscrivent les différentes initiatives qui veulent y
contribuer.
http://www.huffpostmaghreb.com/mohamed-cherif-ferjani/la-gauche-en-tunisie-comm_1_b_6855354.html
La gauche en Tunisie: Comment sortir de la division (Partie 2)

*3 - Des pistes pour l'union de la gauche*

Les différentes initiatives visant à unifier la gauche divergent sur les
échéances des démarches envisagées, sur l'opportunité de concrétiser ces
projets à travers des listes de gauche unies pour les prochaines élections
municipales, sur l'étendue du spectre que doivent couvrir ces initiatives:
doit-il s'élargir ou non aux militants de gauche qui ont rejoint Nida
Tounis et aux indépendants de gauche entrés au gouvernement comme Kamel
Jendoubi et Latifa Lakhdar?

Les partis et les personnes connus par leur appartenance historique à la
gauche et qui ont tendu et tendent encore la main, pour différentes
raisons, aux islamistes peuvent-ils être concernés ou non par cette
démarche (le PDP et ses ramifications, Aziz Krichène qui veut contribuer à
la création d'un grand parti de gauche, celles et ceux qui se réclament
encore de la gauche au sein du Takattol ou même du CPR, etc.)?

Ces interrogations légitimes ne sont pas nouvelles; elles sont récurrentes
et se posent à chaque tentative d'unir la gauche contribuant, faute de
réponse adéquate, à l'avortement de ces tentatives.

Avec le succès relatif des listes du Front Populaire, aux premières
élections législatives démocratiques, et la mobilisation autour de la
candidature de Hamma Hammami à la Présidence de la République, "l'extrême
gauche" a occupé la quasi-totalité de l'espace de la gauche compte tenu de
l'ambiguïté des rapports entre Al-Joumhouri et les islamistes d'une part,
et du rapprochement d'Al-Massar avec Nida Tounis, d'autre part, au point
que les dirigeants historiques du PC se sont démarqués des nouveaux
dirigeants d'Al-Massar en appelant à voter pour le "candidat de la gauche",
Hamma Hammami.

Cette situation impose au Front Populaire, et à celles et ceux qui lui ont
apporté leur soutien, une responsabilité particulière envers l'ensemble de
la gauche. Son groupe parlementaire et la tribune que lui offre sa position
de première force de l'opposition, lui donnent des moyens importants qu'il
pourrait mettre au service de l'unification de la gauche. Mais pour cela,
il faut d'abord qu'il conserve et consolide son unité.

Il faut aussi qu'il s'ouvre aux autres composantes de la gauche et se
démarque davantage de ses composantes nationalistes qui ne manqueront pas
de bloquer toute ouverture à gauche, affaiblissant leur position au sein du
Front. De même, il doit faire preuve de modestie, d'humilité, d'abnégation
et s'abstenir de toute arrogance à l'égard des formations et des courants
qui ont connu un échec électoral cuisant pour différentes raisons. Il doit
donner l'exemple en mettant sa victoire, ses élus et son capital de
confiance au service de la gauche, des classes populaires et des régions
défavorisées.

Les autres composantes de la gauche doivent, de leur côté, tirer les leçons
de l'échec de leurs stratégies, des alliances qui leur ont coûté très cher
et des erreurs qui les ont conduites à se mettre à la remorque d'autres
projets, à se diviser pour satisfaire les égos de chefs obnubilés par leurs
ambitions individuelles, ou encore à se détourner de l'action politique par
désenchantement ou par rejet des querelles partisanes. Elles doivent, elles
aussi, faire preuve de modestie, se libérer de l'esprit de chapelle qui les
a conduites jusqu'ici à n'envisager l'union que derrière leurs chefs et
dans un cadre où elles seraient hégémoniques.

L'un des problèmes de fond auxquels la gauche doit faire face avec courage
et dans la clarté est son passé antidémocratique, au moins au niveau de la
pensée et de ses référents idéologiques rejetant la démocratie, les droits
humains et les libertés individuelles comme des accessoires de la
"démocratie formelle bourgeoise", au nom de la dictature du prolétariat et
des pratiques justifiées par cette conception, que ce soit à l'intérieur de
chaque organisation, entre les différentes composantes de la gauche ou avec
d'autres acteurs.

Le passage du rejet à l'adoption des valeurs démocratiques ne s'est
accompagné jusqu'ici d'aucune clarification théorique, d'aucune réflexion
critique sur les conceptions et les pratiques passées, d'aucune explication
convaincante à l'appui de la conversion à la démocratie d'une partie ou de
l'ensemble de la gauche.

Ce non-dit ne peut pas être sans impact sur les relations au sein de la
gauche et sur ses rapports avec les autres composantes du champ politique
et avec l'ensemble des acteurs sociaux. Je ne sais pas s'il faut en faire
un préalable à toute entreprise d'unification, mais il est tant, pour la
crédibilité de la gauche, de s'y mettre au plus tôt.

S'il y a un préalable sans lequel tout effort serait vain, c'est la
nécessité de dépasser l'attitude qui a consisté jusqu'ici à tout tolérer
chez les autres pour s'inscrire dans toutes sortes d'alliances, que ce soit
avec les islamistes ou des libéraux, et à se montrer allergique à la
moindre divergence d'analyse, d'appréciation et de prise de position entre
les composantes de la gauche.

En effet, l'un des obstacles à l'unification de la gauche a toujours été
l'intolérance à l'égard de la moindre divergence entre ses composantes.
Cette attitude a empêché celles-ci d'apprécier ce qui pourrait faire leur
unité par delà les divergences politiques nées d'appréciations différentes
de telle ou telle situation et des alliances à établir ou non avec d'autres
composantes du champ politique.

La situation née de la révolution et de la transition a créé une nouvelle
base pour la structuration du champ politique: les compétitions électorales
peuvent être le cadre adéquat pour construire des alliances susceptibles de
contribuer à la réalisation de l'unité que l'absence de démocratie n'a pas
favorisée auparavant.

Les composantes de la gauche sauront-elles profiter de cette nouvelle donne
pour réaliser un double objectif: celui de s'unir et celui de construire
les alliances nécessaires pour consolider les acquis de la démocratie?

En effet, si la priorité pour la gauche est d'œuvrer à son unité et de se
construire comme un pôle alternatif autonome qui compte dans le paysage
politique, elle ne doit pas pour autant se détourner de la participation à
la réussite de la transition démocratique en contribuant à la construction
des alliances nécessaires pour cela.

Elle doit unir ses rangs, mobiliser toutes ses composantes, organisées ou
sans appartenances partisanes, et participer à des alliances démocratiques
dans les luttes quotidiennes pour la réalisation des revendications
immédiates et des aspirations des classes et des régions défavorisées qui
ont été à l'origine de la révolution de la dignité et de la liberté. Elle
doit faire place, à tous les niveaux des structures de sa future
organisation, à la jeunesse populaire et aux femmes qui restent sous
représentées dans toutes les instances de toutes les composantes d'une
gauche qui s'est toujours montrée particulièrement sensible aux combats des
femmes, des jeunes et des classes populaires. Ce n'est qu'en prenant à cœur
tous ces impératifs que son unité et son rôle l'imposeront comme une force
crédible qui compte dans le champ politique à venir.

Par ailleurs, l'unification de la gauche ne peut réussir et lui assurer un
avenir que sur la base d'une vision conciliant les deux principales
tendances qui la divisent:

   - Celle qui n'arrive pas à dépasser complètement la tradition qui a
   condamné à l'impasse des différentes expériences socialistes en sacrifiant,
   au nom de l'égalité, des droits économiques, sociaux et culturels, la
   liberté et les droits qui lui sont inhérents,
   - Celle qui, traumatisée par l'échec de ces expériences, tournant le dos
   à la démocratie et aux libertés, semble minimiser l'importance des
   droits-égalités dans une perspective de "gauche libérale" intégrant comme
   horizon indépassable les dogmes d'une économie de marché au point de
   devenir une annexe de la droite libérale.

La prise en compte des revendications des classes populaires ne doit pas se
faire sur le terrain des dérives populistes identitaires que se disputent
les courants nationalistes et les différentes tendances de l'islam
politique. La gauche doit rester fidèle à son ouverture à l'universel et à
l'internationalisme qui a toujours été son trait distinctif.

Refuser la mondialisation qui tend à imposer une sorte de "McDonalisation
du monde", au sens de réduire la diversité culturelle à un modèle standard
qui suscite des peurs identitaires, ne doit pas conduire au repli sur des
"identités meurtrières" négatrices de l'universalité de l'humain, de ses
libertés et de ses droits fondamentaux au nom des "spécificités"
culturelles ou religieuses. Se départir des attitudes élitistes de dédain à
l'égard de la culture et de la religion dans lesquelles les gens puisent le
sens de leur existence ne doit pas servir de prétexte au conformisme et à
la démagogie caressant dans le sens des réflexes identitaires.

Enfin, le soutien aux aspirations et aux revendications des régions
défavorisées, des classes populaires, des femmes et des jeunes doit être au
cœur et à la base de programmes économiques, sociaux et culturels à
élaborer en tenant compte des fondamentaux distinctifs d'une politique de
gauche.

Il n'est pas dans l'intention, ni les moyens de cette réflexion de proposer
de tels programmes qui sont à concevoir collectivement en s'appuyant sur
les compétences et les études qui existent, sur les demandes exprimées à
travers les différentes luttes, sur les moyens et les possibilités réelles
du pays.

-- 
CHERBIB Mouhieddine
00 33 6 50 52 04 16


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