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Que peuvent les sciences sociales en Tunisie ?

from CHERBIB on May 17, 2015 11:34 AM
https://hctc.hypotheses.org/1285

Que peuvent les sciences sociales en Tunisie ?

’Kmar BENDANA

Pour citer ce billet : Kmar Bendana, « Que peuvent les sciences sociales en
Tunisie ? », *Le Carnet de l’IRMC*, 11 mai 2015. [En ligne]
http://irmc.hypotheses.org/1821. <http://irmc.hypotheses.org/1821>

Commençons par saluer l’initiative d'organiser à Tunis une étape du
séminaire lancé par Jocelyne Dakhlia à l’Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales à Paris en novembre 2013 et qui consiste à suivre les
travaux de chercheurs débutants et confirmés autour d’une Tunisie propulsée
par l’actualité au centre d’interrogations politiques, scientifiques et
existentielles venant d’un peu partout. Sous le titre *Sciences sociales en
Révolution*, avec le concours de l’association* Nachaz* et le soutien
du *Comité
pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie (*
*CRLDHT), *la rencontre s’est tenue les 28 et 29 avril 2015 à la
Bibliothèque Nationale, un lieu qui a abrité de grands moments de
l’effervescence culturelle post 2011, un poumon qui a fait respirer de
multiples propositions fusant de l’énergie de la société civile culturelle
et scientifique.

[image: affichekmar]
<https://hctc.hypotheses.org/files/2015/05/affichekmar.jpg>

            Je me limiterai à quelques réflexions inspirées par l’écoute de
deux journées passionnantes, articulées en quatre séances  (*Une “modernité
tunisienne” ?  ; Où en est l’état social ? Nouveaux acteurs ?
Recompositions ? *) et ponctuées par douze communications et des plages de
débat conséquentes. Je ne peux pas en résumer la teneur mais je note que le
spectre des sciences sKtion entre le temps de la politique (qui ne s’arrête
jamais) et d’autres temps (ou temporalités), qui ont leurs droits et
ouvrent sur un potentiel explicatif. Les sciences sociales peuvent servir à
mettre de l’épaisseur dans les notions, à démultiplier les significations
et à aérer les controverses par des transpositions dans le temps et
l’espace. Prenons l’exemple de l’amalgame entre religion et politique qui
englue débats et actions : à la réflexion, on prend conscience que
sécularisation de la société et usage politique du religieux sont inscrits
depuis des décennies dans l’histoire de l’Etat-nation tunisien, le
nationalisme en ayant fait sa matrice. Une autre perspective s’ajoute : la
temporalité courte que nous traversons a-t-elle réussi à changer le regard
des sciences sociales ? Avons-nous modifié nos façons de lire les
phénomènes immédiats et de les inscrire dans la profondeur du temps ?
Depuis 2011, les chercheurs prudents se gardent de conclure. Ils parlent de
situations “contrastées”, instables, inachevées, d’une Tunisie à la
“croisée des chemins”, de fluidité… Cette incertitude de bon aloi reste à
traduire dans les questions, les méthodes et les objets. Comme dans
d’autres domaines, les chercheurs constatent amèrement une dégradation des
conditions d’exercice des professions d’enseignement et de recherche.
Inadaptation des programmes, inerties administratives, indifférence des
collègues, absentéisme étudiant et failles de l’infrastructure
universitaire entravent l’entrée de la “révolution” dans un secteur peu
considéré. Que peut apporter la “révolution tunisienne” aux sciences
sociales et humaines ? Le constat immédiat est qu’elles sont sinistrées et
dévalorisées par une conception techniciste du savoir et par les rancœurs
répétées contre des universités invisibles dans les classements mondiaux,
fabriquant, de surplus, des chômeurs. Pourtant, les possibilités pour que
le savoir des humanités serve à un processus de changement social, culturel
et économique existent.

*La révolution a-t-elle besoin des sciences sociales ?*

            A écouter la densité et la qualité des interventions de ces
journées d’étude, la réponse est manifestement “oui”. Les enquêtes
économiques, géographiques, sociologiques présentées étaient de qualité.
Les lectures déployées prouvent le besoin et l’utilité de revenir sur des
faits, de relire les textes, de disséquer les structures, de restituer la
parole des acteurs et de relier des études oubliées ou sous-utilisées. Ces
enquêtes de terrain rejoignent l’abondance de livres et d’articles, en
arabe et en français qui, depuis 2011, constituent une récolte passionnelle
et pensée de déchiffrements de premier ordre. L’énergie déployée dans
l’effort d’explication chiffrée, argumentée et fabriquée grâce à l’intérêt
et l’investissement des auteurs est une archive intellectuelle qui compense
–sans les faire oublier- les dysfonctionnements et désorganisations de la
formation et de la recherche universitaires. Deux directions, horizontale
et verticale, sont à cultiver pour inscrire durablement cette énergie
compréhensive dans le tissu intellectuel : créer du dialogue, échanger
autour de ce qui se produit et communiquer les résultats des débats en
dehors des murs de l’université. Aussi espère-t-on que cette rencontre,
suivie par deux caméras, débouche sur une trace écrite qui permette aux
chercheurs, aux curieux et intéressés d’y revenir plus tard. La
“révolution” a besoin d’intellectuels et de chercheurs, d’investigations et
confrontations, de décodages et traductions, de liberté de parole et de
pensée mais ce besoin requiert aussi la construction patiente d’une
médiation à plusieurs niveaux. Débats et travaux appellent un travail de
truchement prolongé dans le temps afin d’irriguer la réflexion civique,
tout en étant arrimé aux préoccupations de la société. Plus que de risques
(y en a-t-il vraiment ?), les sciences sociales ont besoin d’imagination et
d’entrain collectifs pour fabriquer des supports (écrits et audio-visuels)
capables de communiquer aux jeunes générations et de transmettre aux
différentes couches sociales, l’état d’une recherche éparpillée et mal
exploitée. En plus des soucis d’édition et des idées de communication,
comment transformer l’activité de recherche qui exige temps, retrait et
spécialisation en des projets opportuns, en des actions opportunément
utiles ?

*Le temps et ses vertus*

La convocation du passé n’a pas manqué depuis 2011. Elle a alimenté des
témoignages imprégnés de mémoires concurrentes et quantité d’analyses ont
appelé à retourner sur divers passés. Pour en rester à la ligne de
l’argumentaire de la rencontre qui invite les chercheurs à s’interroger sur
les bases civiques et éthiques de leurs pratiques, nous éviterons la
question des usages du passé réactivés par les luttes partisanes, qui
mènerait trop loin. Mais on peut se demander quel est l’effet du temps sur
les sciences sociales depuis quatre ans et si la question a été posée
individuellement et/ou collectivement par les chercheurs. Le recours à
l’histoire est un biais générateur de sens dans la lecture des événements
présents. Des exemples traités au cours de la rencontre abordent les
aspects d’une culture politique tunisienne que l’on ne peut saisir sans le
poids de l’histoire longue. Des moments comme celui de la naissance du
syndicalisme qui coïncide avec l’apparition des partis politiques ou ceux
des étapes et conséquences des systèmes éducatifs, aident à appréhender les
crises des institutions actuelles, les fractures entre les régions, le
littoral et l’intérieur, les difficultés intergénérationnelles et même les
conditions du chômage des diplômés. L’accélération de l’histoire touche
l’ensemble de la société et les chercheurs ne pouvant pas être en reste,
doivent en tenir compte dans les manières de travailler, les procédés de
transmission et les modes de valorisation des résultats. L’histoire du
champ intellectuel tunisien (l’université productrice de sciences sociales
n’est qu’un coin d’un espace hétérogène) est à faire selon des paramètres
démographiques, dans ses dynamiques sociales et dans les aspects
économiques et pas uniquement en fonction du prisme des relations avec le
pouvoir politique. Les milieux et métiers de la culture, quantitativement
et qualitativement en expansion, ne pouvaient qu’être « surpris » par la
révolution tunisienne. Ils sont traversés par des luttes de position, de
légitimité et de structuration qui évoluent avec leur nombre, la demande
sociale et les contextes environnants. Compte tenu de ces dynamiques, ces
mondes sont-ils préparés à réfléchir sur leurs pratiques, leur genèse et
leur impact ? Si chaque science sociale et humaine a une histoire et une
conception du temps, le temps du regard réflexif s’annonce-t-il comme un
des stades, un des chemins pour une mutation significative ? Eu égard à
l’accumulation de travaux et réflexions sur la Tunisie, ici et ailleurs et
maintenant que la période transitoire -qui a capté des énergies
intellectuelles dans les rangs de la société civile- est achevée, est venu
le temps d’un civisme ciblé autour des besoins de réformer une vie
scientifique handicapée par des lourdeurs, un manque d’indépendance,
d’ouverture et d’ancrage dans les attentes collectives. Comme est venu le
temps de soumettre les habitudes, les réflexes et les manières de
travailler dans les communautés scientifiques aux bienfaits d’inscrire le
présent dans la complexité des temps qui le génèrent.

La “révolution” ne brûle pas dans les sciences sociales en Tunisie, ni dans
les objets, ni dans les démarches ni dans les façons de les penser ou d’en
parler. Pourtant des alertes et des feux rouges nous interpellent de toutes
parts, sans compter les inquiétudes devant les problèmes économiques,
sociaux et culturels inexpliqués. Il y a du pain sur la planche. Dressons
des bilans critiques tout en pensant à multiplier les occasions de lire,
discuter, transmettre et réinterroger le capital scientifique qui existe et
que l’on voit augmenter à vue d’œil. Rendons compte, croisons et comparons
ce qui se dit, s’écrit et s’exprime par l’écrit, l’oral, l’art et l’image
afin de conjurer le pessimisme d’un des participants au débat général : “On
ignore notre société tunisienne”. Faisons de la connaissance critique,
libre, disponible et imaginative une des voies pour une “révolution” plus
nécessaire que jamais, dans les sciences sociales.



*Hammam-Lif, le 7 mai 2015.*

Consultable simultanément sur le Carnet de l’IRMC
<http://irmc.hypotheses.org/1821>

-- 
CHERBIB Mouhieddine
00 33 6 50 52 04 16
00 216 23 02 18 02


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