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Le Monde: Un an après la réélection de Bouteflika, les jeunes Algériens restent sans illusion

from CHERBIB on Jun 26, 2015 08:04 AM
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Un an après la réélection de Bouteflika, les jeunes Algériens restent sans
illusion

Par Charlotte Bozonnet
<http://www.lemonde.fr/journaliste/charlotte-bozonnet/> (Alger, envoyée
spéciale)

LE MONDE Le 24.06.2015 à 11h25 • Mis à jour le 24.06.2015 à 15h57

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“Un an après la réélection de Bouteflika, les jeunes Algériens restent sans
illusion”, enquête de Charlotte Bozonnet (Alger, envoyée spéciale), “le
Monde”, 25 juin 2015.


Dans le salon de coiffure Chez Samir, Soheib, un tee-shirt du Barça sur le
dos, manie la tondeuse sans ménagement. Le geste n’est pas encore
totalement maîtrisé, mais peu importe. « Si tu sais faire quelque chose de
tes mains – la coiffure, la cuisine –, là-bas tu peux travailler »,
explique le garçon. A 21 ans, Soheib ne pense qu’à une chose : quitter
l’Algérie, gagner la France, l’Europe. Plusieurs de ses amis sont déjà
partis, en 2009 et 2010, des « harragas », des clandestins qui ont pris la
mer. Lui espère obtenir un visa. Par deux fois déjà, il a pu passer
quelques semaines à Paris, chez une tante. Dans le salon de coiffure, en
cette fin du mois de mai, les autres ont beau lui dire que la vie est dure
là-bas, Soheib, dans un français élémentaire, n’en démord pas : « Mon rêve,
il n’est pas en Algérie. »

Soheib vit à Bologhine, un quartier tranquille d’Alger, coincé sur le front
de mer. Pendant la colonisation française, le lieu s’appelait Saint-Eugène.
Il garde la mémoire de ce passé : les allées arborées du cimetière chrétien
et son carré juif – là où l’acteur français Roger Hanin a été inhumé en
février –, la basilique Notre-Dame d’Afrique sur ses hauteurs. Alors que de
nombreux quartiers périphériques ont vu se multiplier les tours
d’habitation, Bologhine conserve ses basses maisons blanches et son dédale
de ruelles qui plongent vers la mer. Plus calme que sa voisine, la
populaire Bab el-Oued, l’endroit n’échappe pourtant pas au malaise d’une
jeunesse algérienne entravée par le manque de perspectives, dans un pays où
les moins de 30 ans représentent 75 % de la population et où un jeune actif
sur quatre est au chômage.
« Désenchantés et politiquement résignés »

Combien sont-ils à vouloir partir, comme Soheib ? Début juin, les
gardes-côtes algériens annonçaient avoir intercepté au large d’Annaba (600
kilomètres à l’est d’Alger) vingt-huit candidats à l’émigration clandestine
à bord de deux embarcations de fortune. Beaucoup partent avec des visas
pour quelques mois ou quelques années. Mais la majorité d’entre eux restent
au pays et se bricolent un petit coin au soleil. « Les jeunes Algériens
sont dans “une mal-vie”, souligne Hakim Addad, militant associatif et l’un
des membres fondateurs du Rassemblement actions jeunesse (RAJ). Ils sont
désenchantés et politiquement résignés. Ce qui ne les empêche pas de se
créer leur monde à eux. »

A Bologhine, on connaît bien ce mélange de débrouille et de frustration. Si
les plus jeunes rêvent comme Soheib d’aller à l’étranger, les plus âgés
sont revenus de cette idée d’eldorado. A 29 ans, Mohaad, surnommé « Mimo »,
est la star du quartier, hypersociable et souriant. Lui et ses amis ont
entre 25 et 30 ans et se connaissent pour certains depuis l’enfance. « Ici,
au moins, tu manges, tu as un toit. On arrive toujours à se débrouiller »,
reconnaît l’un d’eux dans le garage qui leur sert de point de ralliement
après la journée de travail.

Ici, tout le monde a un boulot, voire deux. Pas de pauvreté, mais une
frustration que l’humour ne parvient pas toujours à masquer. Obeïda, la
trentaine, travaille dans un bureau de tabac. Il voulait être pâtissier. «
Faire quelque chose de bien pour moi, pour la société. Mais dès que tu te
lances, ils te mettent des bâtons dans les roues », explique-t-il, amer.
Lui s’est heurté à la lourdeur administrative, aux bakchichs, au manque de
relations bien placées. « Mon rêve ?, réfléchit-il. Avoir un boulot stable,
un logement et une voiture. »

Abdelak est le rappeur du groupe. Casquette vissée sur la tête, plus de
deux mètres de haut, cet ancien basketteur professionnel est plutôt content
de son sort. Il parvient à enregistrer des disques et à faire de la scène.
« Dans les grandes villes, ça va, mais dans les campagnes les jeunes n’ont
vraiment rien pour s’occuper », reconnaît-il. « L’Algérie a pourtant
beaucoup d’argent : du pétrole, du gaz. On devrait être comme Dubaï »,
poursuit-il, avouant être parfois « un peu » en colère : « Ici, on a un
dicton : l’Etat algérien, c’est une mafia avec un drapeau. »

Adolescents au début des années 2000, tous ont vu affluer l’argent du
pétrole. En un peu plus d’une décennie, la flambée des prix du baril aura
rapporté quelque 800 milliards de dollars (700 milliards d’euros) à
l’Algérie. Des infrastructures ont été construites, mais l’argent est
surtout allé remplir les poches de l’élite politico-militaire qui dirige le
pays depuis l’indépendance, répète-t-on ici. Sur le plan politique, ces
jeunes n’ont connu qu’Abdelaziz Bouteflika, arrivé au pouvoir en 1999.
Victime d’un AVC en 2013, il a été réélu il y a un an pour un quatrième
mandat malgré son état de santé. Le chef de l’Etat est aujourd’hui
quasiment invisible. « Le président, il ne s’est pas adressé à nous depuis
trois ans », souligne Odeyfa, arbitre de foot, qui gagne sa vie avec un
camion de livraison.

La défiance à l’égard de la classe dirigeante est totale. On se moque de
ces chefs de plus de 70 ans, ces indéboulonnables « momies ». Quasiment
personne ici ne vote, ni ne fait de politique. Comme dans le reste du pays,
la campagne électorale de 2014 s’est déroulée en l’absence du
président-candidat. A la fin, moins de un Algérien sur deux se sera rendu
aux urnes pour élire son président : à quoi bon participer à un scrutin qui
semblait joué d’avance ?
« Tout a été cadenassé »

Bologhine n’est pas une exception : la jeunesse algérienne s’est
massivement détournée de la politique. Un désengagement qui désole Hakim
Addad. Le militant a cofondé le RAJ dans les années 1990 justement pour
porter la voix de cette jeunesse. L’Algérie était alors plongée en pleine «
décennie noire », une guerre civile opposant les autorités et les groupes
islamistes qui aurait fait, selon les estimations, jusqu’à 200 000 morts. «
A l’époque, quand on sortait, on ne savait pas si on allait rentrer
vivants, mais on arrivait quand même à mobiliser, explique-t-il. Les jeunes
avaient alors plus de foi dans la possibilité de changement. Depuis
quelques années, il y a une grosse désaffection. Tout a été cadenassé. Par
les lois et par le règne de l’argent. »

Les Algériens, jeunes comme vieux, le répètent : ce fut leur « printemps
arabe ». C’était en octobre 1988. Les premières manifestations éclatent
juste à côté de Bologhine, à Bab el-Oued. D’abord dirigées contre la hausse
des prix alimentaires, elles portent rapidement des slogans en faveur d’une
libéralisation politique. Avec succès : un vent de liberté souffle sur le
pays qui autorise le multipartisme et la tenue d’élections. Mais, en 1991,
le pouvoir décide d’interrompre le processus électoral pour éviter une
victoire annoncée du Front islamique du salut (FIS). Les habitants de
Bologhine n’échapperont pas à ces années de terreur. « Une période pourrie
», reconnaît Mimo avec pudeur. « J’avais 7-8 ans, on avait peur d’aller
dans les quartiers voisins, au marché, on évitait tous les endroits avec du
monde », se souvient-il.

« Comparé à cette période, ça va très bien aujourd’hui. On peut circuler en
sécurité dans le pays, les investisseurs étrangers sont de retour »,
rappelle le jeune homme, qui n’est toutefois pas dupe des difficultés du
quotidien : « L’Etat te fait des faux problèmes : les embouteillages, la
hausse des prix, le manque de logements. C’est une façon de nous occuper.
Si l’Algérien commence à voir loin, alors c’est un problème pour l’Etat. »
Lui cumule deux boulots, mais n’arrive même pas à s’acheter une voiture : «
Avec la pression du quotidien, on est comme un cheval avec des œillères, on
ne sort pas du chemin. »

Le système prend bien garde de ménager cette jeunesse. Aujourd’hui, « on
négocie ta citoyenneté : tu touches une partie de la rente ; en échange, tu
n’exiges rien, tu ne participes pas à la vie politique », analyse le
sociologue Nacer Djabi. Début 2011, en plein « printemps arabe », des
manifestations contre la hausse des prix de l’huile et du sucre avaient
éclaté dans le pays. La manne pétrolière avait alors été déversée sous
forme d’augmentations de salaires, de primes ou d’aides. L’Ansej, l’Agence
nationale de soutien à l’emploi des jeunes, proposa des crédits à ceux qui
voulaient monter leur microentreprise. De la fourgonnette frigorifique au
camion à pizza, des dizaines de milliers d’initiatives seront ainsi
financées, sans réel contrôle ni accompagnement. Pour les dirigeants, le
prix de la paix sociale.

A Bologhine, Walid a réussi à monter son projet. Ce fut long, deux ans pour
remplir l’interminable paperasse, mais il s’est accroché et est aujourd’hui
chauffeur de taxi. Fier de sa voiture flambant neuve, il ne se fait aucune
illusion. « L’Etat s’en fout de toi, alors, nous, on s’en fout de lui »,
lâche-t-il. Aussi en colère soit-il parfois, il n’est pas question de se
révolter : « En 1988, il y a eu des manifestations, puis la guerre. C’est
la jeunesse qui a tout perdu. Si on fait la révolution aujourd’hui, on n’y
gagnera rien, c’est sûr. »
Poids de la religion et conservatisme de la société

Avec un smic à 18 000 dinars (160 euros), rares sont ceux qui peuvent se
payer un appartement. Mimo et ses amis vivent encore chez leurs parents.
Or, sans logement, impossible de se marier. Le poids de la religion et le
conservatisme de la société empêchent toute relation entre filles et
garçons hors mariage. Le sujet se prête aux plaisanteries – « le vendredi,
tu as 45 minutes pour t’embrasser sur la plage avant la sortie de la
mosquée… », plaisante-t-on dans le quartier –, mais il est une vraie
souffrance pour ces jeunes, empêchés de construire leur vie. « Ils veulent
qu’on soit mariés, qu’on fasse les choses bien. D’accord. Mais sans
logement, on est censés faire quoi ? », interroge-t-il. Alors on trouve des
plans B. On s’invente des amours sur le Web. La Coupe du monde de football
au Brésil en 2014 a ainsi vu éclore les idylles virtuelles avec de jolies
Brésiliennes…

Mimo aimerait s’investir pour son quartier. « Moi aussi j’aime mon pays. Je
suis un gars d’ici, je suis né ici, je sais ce qui manque. Y’a pas que moi
qui aimerais faire de la politique », explique-t-il. Lui n’a d’ailleurs
aucune envie de vivre ailleurs, loin de ses proches. Mais il le reconnaît :
« Les Algériens qui partent d’ici réussissent, alors beaucoup ont envie de
gagner l’étranger, ils ont baissé les bras. » Si la France n’est plus la
seule destination, elle reste la principale. Dans le sillage du
rapprochement franco-algérien de ces dernières années, quelque 300 000
visas sont délivrés chaque année. Alors que les dirigeants des deux pays
peuvent s’empoigner sur le passé, les questions mémorielles, les plus
jeunes regardent devant. « La guerre, c’est du passé », estiment Mimo et sa
bande.

En fin de journée, Bologhine prend des airs de petite ville italienne de
bord de mer. Les enfants crient dans les ruelles, les anciens passent et se
saluent. « Dans les années Boumédiène [1965-1978], c’était différent,
murmure Obeïda. Parfois, j’ai mal au cœur d’entendre les anciens nous
raconter. A l’époque, on savait qui on combattait, la France. Mais
aujourd’hui, tu te bats contre qui ? Ton propre Etat ? » Vendredi, beaucoup
iront à la mosquée, pas tous. Samedi, s’il fait beau, ce sera la plage,
entre potes. Vivre au jour le jour. C’est encore ce qu’il y a de mieux à
faire.
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CHERBIB Mouhieddine
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