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Henri Leclerc : « Il est de notre devoir de juristes de nous interroger ». Dans une tribune, l’avocatpénaliste Henri Leclerc revient sur les risques que comporte l’étatd’urgence.

from CHERBIB on Nov 23, 2015 03:11 PM
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Crimes et loi
PÉNAL <http://www.dalloz-actualite.fr/actualites/penal> | Criminalité
organisée et terrorisme
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« Il est de notre devoir de juristes de nous interroger ». Dans une
tribune, l’avocat pénaliste Henri Leclerc revient sur les risques que
comporte l’état d’urgence.

La France est en guerre a dit avec force le président de la République et
la Nation rassemblée dans l’effroi, la peine et la colère le comprend et
l’approuve. Ne discutons pas sur les mots. Il ne s’agit évidemment pas
d’une guerre au sens juridique du terme, telle que les conventions
internationales tentent d’en fixer les limites et les règles. Les crimes
perpétrés le 13 novembre à Paris ne sont pas des crimes de guerre, ce sont
des crimes commis par une bande d’assassins organisés pour tuer des civils
désarmés qui savouraient les délices d’une douce soirée automnale sur une
terrasse, au concert ou au match. Nous sommes bouleversés par ces victimes,
sidérés par la violence des tueurs et effarés par leurs folles raisons. Et
cette émotion commune engourdit notre pensée.

*Vengeance et sacrifice*

Il n’est pas possible de subir de tels actes sans y répondre. Mais ne
pouvons-nous venger puisque les tueurs dans leur passion mortifère se sont
fait exploser. Nous devons certes rechercher les autres membres de la bande
ou leurs complices pour les juger, leur infliger des peines évidemment
nécessaires. Nous pouvons aussi tuer leurs frères de crime et leurs maîtres
en les bombardant, au risque de tuer nous aussi, collatéralement, des
civils innocents et de disperser les germes de l’abcès en voulant le
crever, comme le firent les Américains en Irak. Cela n’éradiquera pas, au
moins à bref délai, le terrorisme. De toute façon chacun a bien compris que
le danger n’est pas cantonné au Moyen-Orient. Les criminels sont ici, parmi
nous. Les citoyens ne peuvent, pour mener cette « guerre » prendre les
armes et partir comme ils le firent au XXesiècle, la fleur au fusil pour
défendre la Nation. Mais peuvent-ils continuer à vivre entre chagrin et
terreur, sans agir. Alors ils sont prêts à faire un sacrifice, celui de
leurs libertés individuelles sur l’autel de la sécurité collective. L’état
d’urgence a été déclaré immédiatement pour douze jours, les opérations
policières se sont multipliées et l’enquête a progressé rapidement.
L’assaut armé de Saint-Denis a montré à la fois l’efficacité des services
et la détermination des criminels. Tout cela se fait selon la loi en
vigueur. Convenait-il alors de la modifier, de prolonger dans le temps ce
régime d’exception, de le renforcer en restreignant encore l’espace des
libertés publiques si, voire comme l’a préconisé le président, réformer la
Constitution ? L’opinion y est massivement favorable, le Parlement pour une
fois quasi-unanime aussi, et demain la loi nouvelle sera la nôtre. Il est
néanmoins de notre devoir de juristes de nous interroger.

*Réformer la Constitution ?*

Comme l’a rappelé le discours au Congrès, deux articles de la Constitution
abordent les situations de crise institutionnelle grave. L’article 16
d’abord qui a donné lieu à bien des controverses. Il a été écrit à l’usage
exclusif du général de Gaulle qui d’ailleurs ne l’utilisa qu’une fois le 23
avril 1961, pour mater le «*pronunciamiento* militaire», comme il
l’appelait, des généraux à Alger. Ce régime peut être mis en œuvre «
lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation,
l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements
internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le
fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est
interrompu ». Le président de la République devient alors une sorte de
monarque absolu qui prend des « décisions » de valeur législative, et n’a
d’autre obligation que de consulter le Parlement et le Conseil
constitutionnel. Cette disposition est totalement obsolète et doit
disparaître de notre charte commune mais cela peut attendre.

L’article 36, lui aussi montré du doigt, est bref : « L’état de siège est
décrété en conseil des ministres. Sa prorogation au-delà de douze jours ne
peut être autorisée que par le Parlement ». Selon l’article L. 2121-1 du
code de la défense, il ne peut être déclaré, par décret en conseil des
ministres, qu’« en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère
ou d’une insurrection armée ». Il consiste à transférer à l’autorité
militaire tous les pouvoirs pour le maintien de l’ordre et la police. Non
seulement il n’a jamais été mis en œuvre mais l’archaïsme évident de ce
régime de droit d’exception le rend totalement caduc. Là encore, on peut
attendre pour lancer la procédure légitimement lourde, de la réforme
constitutionnelle.

*L’état d’urgence*

Six mois après le commencement de l’insurrection algérienne, Edgar Faure,
président du Conseil, fit voter la loi du 3 avril 1955 qui crée une sorte
d’état de siège atténué en cas de « péril imminent résultant d’atteintes
graves à l’ordre public ». Instauré par un décret en conseil des ministres
pour une période limitée à douze jours. Sa durée peut néanmoins être
prorogée par une loi qui fixe sa durée définitive, mais qui peut être
elle-même prorogée par une nouvelle loi. Il relègue l’autorité judiciaire à
un rôle secondaire par rapport à l’exécutif et les restrictions des
libertés publiques qu’il prévoit sont importantes : limitation de la
circulation des personnes et des véhicules, interdictions de séjour ou
assignation à résidence des suspects, l’interdiction des réunions,
fermeture des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion,
perquisitions administratives de nuit. En 1984, il fut instauré en Nouvelle
Calédonie pour répondre à de graves troubles et en 2005 en Ile-de-France
pour juguler les émeutes de banlieue, mais pour une période qui fut
finalement écourtée à moins de deux mois. Toutefois l’expérience la plus
éclairante est celle de 1961. C’est une « décision » du général de Gaulle
prise en vertu de l’article 16 qui ordonna la première prorogation et
l’état d’urgence dura de prorogations en prorogations plus de deux ans.
Rappelons que c’est en raison de cet état d’urgence que fut interdite et
violemment réprimée, le 28 février 1962, une manifestation pacifique pour
la paix en Algérie et contre l’OAS. Il y eut neuf morts au métro Charonne.
Il peut donc être risqué de trop prolonger un régime « d’urgence » dont on
finit presque par oublier les raisons, alors qu’il avait été mis en place
pour répondre à une situation qui exigeait des réponses rapides et qui
aurait dû rester très limité dans le temps.

*La loi nouvelle*

Les députés, à une écrasante majorité, ont prolongé de trois mois l’état
d’urgence instauré du 14 au 26 novembre et élargi l’espace des mesures
d’exception prévues par la loi. Entre autres, l’assignation à résidence est
élargie et renforcée. Elle concerne des personnes suspectes à l’égard
desquelles il existe « des raisons sérieuses de penser que leur
comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». On
pourra leur imposer de rester douze heures enfermées, d’aller pointer trois
fois par jour, de ne pas rencontrer d’autres suspects, sans parler du
bracelet électronique qu’on pourra imposer à ceux qui ont déjà été
condamnés, mais accompli leur peine depuis moins de huit ans (curieusement
« avec leur consentement » !). C’est le temps des suspects. On leur impose
une quasi-rétention administrative sans l’aval du moindre juge. Certes ils
pourront former un recours devant le juge administratif qui est loin d’être
négligent en matière de liberté individuelle, mais il n’en est pas le
gardien comme l’autorité judiciaire. Le texte prévoit le droit pour
l’autorité administrative de bloquer des sites internet et des réseaux
sociaux faisant l’apologie du terrorisme ou incitant à des actes
terroristes. Cette mesure, d’un maniement délicat, existait déjà. Les
autres mesures de la loi de 1955 sont maintenues avec quelques ajouts, à
l’exception forte heureuse des mesures à l’encontre des médias. Nul ne peut
contester qu’il s’agisse dans son ensemble d’un appareil très contraignant
qui ne peut être acceptable dans une société démocratique qu’en raison des
graves atteintes dont elle est l’objet ce qui est le cas mais aussi pour un
temps très limité. Ce qui pose problème.

*Répondre à l’angoisse ?*

Les pouvoirs publics se devaient d’agir pour répondre à l’angoisse
collective et les opérations policières, très médiatisées et
spectaculairement couronnées de succès, ont en partie effacé l’inquiétante
impression de l’opinion, d’un amateurisme des services incapables de
prévenir ces actes annoncés comme inéluctables par ce juge « antiterroriste
» remarquable qu’a été le juge Marc Trévidic. En fait, les dispositions
législatives nouvelles sont d’abord un instrument de communication. Du
pouvoir politique. La quasi-unanimité des parlementaires a un parfum
d’union sacrée, rassurante après les dérapages incontrôlés des premières
séances de l’Assemblée. Et pourtant le juriste ne peut être totalement
rassuré et serein. Nos amis américains ont connu les mêmes angoisses après
le massacre du 11 septembre 2001. Georges Bush a fait voter une loi
d’exception, le *Patriot act* qui prévoyait notamment la détention sans
aucun contrôle judiciaire de suspects qualifiés de « combattants ennemis ».
On sait les conséquences tragiques de cette disposition dans l’infernal
camp de Guantanamo, unanimement condamné. Et pourtant le Président Obama
après sept ans de mandat n’a pas eu la force politique de le supprimer
comme il s’y était engagé. Certes la loi sur l’état d’urgence n’est
pas le* Patriot
act*, mais ce précédent ne peut être négligé. L’état d’urgence doit se
terminer en février 2016. François Hollande a dit justement qu’il fallait
éradiquer le terrorisme. Il ne le sera hélas certainement pas en février
2016. Qui aura alors le courage de proposer qu’il soit mis fin à cette
situation d’exception en ne la renouvelant pas ? Ne risquons-nous pas de
nous enliser dans une situation qui perdure ? Depuis 2002, au moins dix
lois ont été votées pour lutter contre le terrorisme. Une procédure très
spéciale a été mise en place. Nos juges sont-ils si empotés qu’il faille
les déposséder durablement de leurs prérogatives constitutionnelles ?
Maintenant que la loi est votée, elle est la loi de la République. Il faut
souhaiter que nos législateurs aient le courage de ne pas laisser cette
législation d’exception se transformer en loi pérenne.
par Henri Leclerc <http://www.dalloz-actualite.fr/auteur/henri-leclerc>le
23 novembre 2015

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CHERBIB Mouhieddine
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