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Jean-Loup Amselle : « L’islamophobie de gauche a des racines qui remontent à la lutte anticoloniale »

from Mouhieddine Cherbib on Aug 31, 2019 11:11 AM
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/08/31/jean-loup-amselle-l-islamophobie-de-gauche-a-des-racines-qui-remontent-a-la-lutte-anticoloniale_5504794_3232.html


Jean-Loup Amselle : « L’islamophobie de gauche a des racines qui remontent
à la lutte anticoloniale »TRIBUNE <https://www.lemonde.fr/idees-tribunes/>

Jean-Loup Amselle

Anthropologue, directeur d’études à l’EHESS, auteur notamment, avec
Souleymane Bachir Diagne, d'« En quête d’Afrique(s). Universalisme et
pensée décoloniale » (Albin Michel, 2018)

L’engagement des militants anticoloniaux français pour l’indépendance de
l’Algérie, marqué par l’occultation de l’islam, explique les positions
actuelles d’une partie de la gauche, soutient l’anthropologue.

Publié aujourd’hui à 06h00   Temps deLecture 4 min.

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[image: Graffiti du Front islamique du salut (FIS) en janvier 1992, à
Alger.]Graffiti du Front islamique du salut (FIS) en janvier 1992, à Alger.
ABDELHAK SENNA, ANDRE DURAND/AFP

L’islamophobie est une notion contestée en elle-même puisque, de par sa
seule énonciation, elle a pour effet d’entraîner de profonds clivages au
sein de ce qu’on peut appeler la gauche radicale. Ce que recouvre
exactement cette notion – hostilité au port du voile, du burkini, aux
sorties d’enfants accompagnées par des femmes voilées ou au patriarcat et
au machisme imputés aux sociétés musulmanes – fait l’objet de débats
récurrents. Au-delà de ces controverses, le rejet de la notion
d’islamophobie par une partie de la gauche et de l’extrême gauche se
définissant prioritairement comme laïque a des racines historiques qui
remontent à la lutte anticoloniale, et notamment à celle pour
l’indépendance de l’Algérie.

Reportons-nous à la période de la fin des années 1950 et au début des
années 1960, c’est-à-dire à celle de la guerre d’Algérie, période que j’ai
connue et pendant laquelle j’ai milité en faveur de la paix et de
l’indépendance de ce pays. C’est également à des générations proches
qu’appartiennent Henri Peña-Ruiz et Jean-Luc Mélenchon qui ont été marqués
par la guerre d’Algérie et qui sont, aujourd’hui, directement ou
indirectement au cœur de la tourmente qui affecte La France insoumise.

On peut avancer que, pour tous ceux qui ont lutté en faveur de cette cause,
leur relation avec le FLN et les insurgés algériens est restée affectée par
un profond malentendu. En effet, l’engagement de ces militants en faveur de
la cause algérienne a fait l’objet d’une occultation et d’une préférence
inavouée. L’occultation tient à l’aveuglement concernant la nature
profondément musulmane du peuple algérien dans son ensemble. Ceux qui
soutenaient sa lutte étaient des militants d’extrême gauche, communistes ou
non, « porteurs de valises » ou non. A l’époque, ils n’accordaient aucune
attention à la religion, si ce n’est pour la caractériser comme un « opium
du peuple » et donc un instrument de domination, en aucun cas un outil de
libération des peuples opprimés.
La révolution algérienne n’était pas une révolution laïque

C’est donc sur une base anti-impérialiste universaliste que s’est opéré le
soutien au peuple algérien dans sa lutte pour l’indépendance. Les Algériens
étaient considérés, à juste titre d’ailleurs, comme des sujets coloniaux
opprimés par l’impérialisme français, mais n’était pas du tout prise en
compte l’oppression culturelle et religieuse dont ils avaient été victimes
sous le colonialisme.

Pour ces militants, dans le cadre de la révolution algérienne, une double
libération devait donc être obtenue : par rapport à la France et par
rapport à la culture arabo-musulmane. Or, la révolution algérienne n’était
en aucun cas une révolution laïque. C’était une révolution nationaliste,
même si ses aspects culturels et religieux n’étaient pas mis en avant par
les leaders indépendantistes algériens eux-mêmes.

Le deuxième aspect à souligner concernant le soutien apporté aux
révolutionnaires algériens par les militants d’extrême gauche français est
ce que je nommerais la « préférence kabyle ». On sait que l’opposition
Arabe-Kabyle fut un des ponts aux ânes de la pensée et de la pratique
coloniale française tout au long des cent trente ans que dura l’occupation
de ce pays. Dans le cadre de cette doxa, les Arabes étaient censés être des
musulmans fanatiques et despotiques alors que les Kabyles étaient vus comme
des démocrates faiblement islamisés. Or il se trouve qu’une grande partie
des militants de la Fédération de France du FLN étaient des Kabyles et que
c’est avec eux que les militants d’extrême gauche avaient le plus de
contacts.
Occultation de l’islam algérien et préférence kabyle

Cette préférence kabyle de l’extrême gauche n’a d’ailleurs pas cessé avec
l’indépendance et il faudrait examiner de ce point de vue les motivations
des « pieds rouges » qui sont venus aider l’Algérie après 1962 et qui
répondaient sans doute davantage au souci d’aider ce pays à construire son
indépendance politique et économique qu’à l’aider à exprimer ses
spécificités culturelle et religieuse. On peut donc dire, que derrière
l’islamophobie d’une partie de la gauche radicale française, sont toujours
présentes cette occultation de l’islam algérien et cette préférence kabyle,
toutes deux renforcées d’ailleurs par l’arabisation opérée par Boumedienne
et par le succès du Front islamique de salut (FIS) aux élections
législatives de 1991.
Lire aussi  Fatou Diome : « La rengaine sur la colonisation et l’esclavage
est devenue un fonds de commerce »
<https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/08/25/fatou-diome-la-rengaine-sur-la-colonisation-et-l-esclavage-est-devenue-un-fonds-de-commerce_5502730_3212.html>

De ce point de vue, la floraison des drapeaux amazigh *[kabyles]* lors du
dernier mouvement social ne peut que venir renforcer l’idée que la
désarabisation et la désislamisation font partie des solutions du problème
algérien. De même, chez ceux qui revendiquent aujourd’hui le droit d’être
islamophobes, gît toujours en arrière-plan et en ligne de mire, fût-ce de
façon inconsciente, le dévoilement des femmes algériennes opéré par les
troupes coloniales françaises, ce geste étant vu comme un instrument de
libération d’un peuple opprimé par lui-même.

Faute de faire retour sur les racines anticoloniales de l’islamophobie, la
gauche radicale ne pourra échapper à ce qui la mine et l’empêche d’accéder
pleinement à une stratégie politique qui inclut les descendants de
l’immigration maghrébine et africaine en voie de ré-identification à
travers l’islam.

Jean-Loup Amselle (Anthropologue, directeur d’études à l’EHESS, auteur
notamment, avec Souleymane Bachir Diagne, d'« En quête d’Afrique(s).
Universalisme et pensée décoloniale » (Albin Michel, 2018))

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Cherbib Mouhieddine
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