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Mohsen Dridi: le Référendum aggrave la fracture entre les tunisiens

from Mouhieddine Cherbib on Jul 23, 2022 12:46 PM
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Mohsen Dridi, militant associatif de l'immigration

Le référendum aggrave la fracture entre les Tunisiens
 21 Jul 2022
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Après la polarisation sur les questions identitaires au temps ou Ennahdha
et ses différents alliés étaient au pouvoir, le pays se trouve aujourd’hui
confronté à une nouvelle polarisation aux antipodes des préoccupations de
l’écrasante majorité des Tunisien(ne)s. Ainsi, soit on est avec Kaies Saied
et son projet soit on est pour un retour d’Ennahdha et donc de la «
décennie noire ». Telle est la polarisation que l’on cherche à nous imposer.

[image: Mohsen Dridi] *Mohsen Dridi*
<https://nawaat.org/author/mohsen-dridi/>
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Tunis, 20 juillet 2022. Crédit photo : Tarek Laabidi

Pour commencer, je tiens à rappeler ceci me concernant : j’ai pour principe
de ne jamais m’abstenir à une élection libre et démocratique car je
considère que le droit de vote et le suffrage universel est, pour chaque
tunisien(ne), un acquis et un acte de citoyenneté. Et, de ce fait, les
abstentionnistes ont, en principe, toujours tort puisque l’abstention n’est
pas prise en compte.

Evidemment je comprends parfaitement même si je ne l’approuve pas, compte
tenu de la situation économique et sociale, que de nombreux tunisien(ne)s
aient d’autres priorités et d’autres préoccupations et que voter est le
dernier de leurs soucis. De même je peux comprendre ceux qui par choix
politique voire par principe sont contre l’électoralisme, c’est leur droit
le plus absolu. Cela participe de la liberté de chacun. Néanmoins il y a de
quoi s’inquiéter quand on sait que près de 3.700.000 électeurs et
électrices (soit plus de 50% du corps électoral) n’ont jamais participé à
un scrutin depuis 2011. Des citoyens hors de la … citoyenneté !

Le 25 juillet prochain les Tunisien(ne)s sont appelés à se prononcer, par
référendum, sur une nouvelle constitution. Et nombreux sont ceux pourtant
en désaccord avec le projet de constitution et qui, néanmoins, hésitent sur
la manière d’exprimer ce désaccord.


*Une démarche et des méthodes contestables*



Certains parmi eux vont participer au référendum mais en votant NON au
projet de constitution. Leur principal argument est arithmétique
considérant que seules comptent les voix qui participent au référendum.
Argument tout à fait recevable que je peux comprendre. Mais je suis en
désaccord avec cette position car ce qui nous est proposé ce n’est pas
seulement d’approuver un projet de constitution. On nous demande en sus et
de manière implicite d’approuver la démarche et la méthode qui nous ont
amenés à la rédaction de cette nouvelle constitution.

Cela signifie également, toujours implicitement, que nous approuvons l’idée
que le pays avait impérativement besoin d’une nouvelle constitution. Ce
n’est pas mon cas !

On aurait pu, simplement et surtout sans perdre de temps, se contenter de
modifier les articles qui posent problème dans la constitution de 2014 en
gardant les acquis et surtout l’esprit de celle-ci, acquis et avancées qui
avaient été obtenues grâce à la vigilance de la société civile en 2012 et
2013 et surtout de la mobilisation de centaines de milliers de Tunisiens et
surtout de Tunisiennes contre le projet rétrograde proposé alors par
Ennadha. Obtenu aussi par le prix du sang avec les assassinats de Chokri
Belaïd, Mohamed Brahmi, Lotfi Naguedh et tous les militaires et toutes les
victimes civiles du terrorisme…

Et en participant à ce référendum, même en votant NON, ne risque-t-on pas
d’accréditer et de justifier toute la démarche imposée par le chef de
l’Etat depuis le 25 juillet 2021 ?

Plus grave encore à mes yeux : on cherche à faire avaliser sans débats de
société un texte aussi fondamental que la constitution du pays (valable
théoriquement pour plusieurs générations) par le moyen d’un plébiscite sur
un homme, Kais Saied.

C’est à mes yeux une démarche et une méthode anti démocratique qui
constitue un précédent grave et qui risque de se reproduire à l’avenir si
l’on n’y prend garde. C’est tout bonnement un marchepied pour tout
candidat(e) autocrate à l’avenir. C’est cette démarche que je conteste  et
cette perspective qui m’inquiète et qui me pousse, aujourd’hui, à faire le
choix de l’abstention. Pourtant, nombreux sont les Tunisien(ne)s qui ont
l’intention de voter OUI, en se disant «Tout, sauf un retour avant le 25
juillet et à la décennie noire ».

En désapprouvant la démarche de Kais Saied, je sais aussi que je vais me
retrouver minoritaire. Mais peut importe ce n’est pas la première ni la
dernière fois que je serai en porte-à-faux avec la majorité électorale. Je
l’ai été en 2011 lors de l’élection pour la constituante où la majorité
avait choisi Ennahdha. Avais-je tort pour autant ? Je l’ai été en 2014 lors
des présidentielles et surtout des législatives quand la majorité à voté
pour Nida Tounès. Avais-je tort pour autant ? Je l’ai également été en 2019
quand la majorité a élu Kais Saied alors que j’avais fait le choix du vote
blanc. Tort également ?

Le peuple est évidemment souverain par le suffrage universel, mais a-t-il
pour autant toujours fait le « bon choix » ? Vaste et grave question
n’est-ce pas ?

Car, et il ne faut pas se voiler la face, de nombreux Tunisien(ne)s iront
voter OUI simplement par rejet d’Ennahdha et de l’ancienne classe politique
qui a dirigé le pays avant le 25 juillet 2021. Un rejet qui peut
s’expliquer et se justifier car il est évident que l’écrasante majorité des
Tunisien(ne)s n’en veut plus. Et, aux yeux de ces Tunisien(ne)s, ce rejet
est aujourd’hui incarné par la personne de Kais Saied. Mais, comme à chaque
fois, et nombreuses expériences de par le monde en ont fait la
démonstration, la confiance aveugle en un responsable, fut-il le plus
honnête, n’est jamais bonne conseillère et porte en germe des dérives
incalculables pour l’avenir. L’élection présidentielle permet effectivement
de choisir de voter pour un(e) candidat(e) comme en 2014 et en 2019. Mais
un référendum sur une constitution (un texte comprenant 142 articles qui
constitue le socle de notre contrat social pour les générations futures),
c’est une affaire autrement plus sérieuse.

De plus, comment expliquer à certains, surtout les partisans de Saied, que
ce dont il est question ici ce n’est pas la personne du président actuel,
mais de l’institution de la présidence de la république telle que proposée
dans la nouvelle constitution et donc pour longtemps.

Plus encore, le référendum sur la constitution que nous propose aujourd’hui
le chef de l’Etat n’est, et c’est ma crainte, qu’une simple étape dans le
projet qu’il entend imposer (proposer diront certains) au pays. Il a, ne
l’oublions pas, commencé par se débarrasser ou faire main-basse sur toutes
les institutions (ARP, CSM, ISIE …) issues de la constitution de 2014. En
s’arrogeant et en monopolisant ainsi tous les leviers du pouvoir, le chef
de l’Etat est bel et bien sorti de tout cadre constitutionnel voire même
simplement institutionnel. Et comme il n’y a plus d’institutions et surtout
de contre-pouvoir institutionnel, le pire n’est pas à écarter. C’est une
situation inextricable !


*Une fracture profonde et durable ?*



La société tunisienne est certes divisée, comme toutes les sociétés de par
le monde. Ces divisions sont le reflet d’intérêts divergents, de classes,
de genres, d’idéologies, de philosophies, de régions, de corporations … .
C’est la révolution de 2011 qui a permis cela et qui nous a sortis de
l’unanimisme ambiant et anesthésiant qui a prévalu durant les 60 années
précédentes. Ces divisions ne sont pas un handicap si, bien sur,
l’essentiel, dans un pays et dans une société, est préservé et sauvegardé,
à savoir : le contrat social et la constitution respectueux de l’intérêt
commun et le tout accepté par une majorité de citoyen(ne)s ; l’Etat et ses
institutions au service de ce commun et garant de la protection de toutes
et tous les Tunisien(ne)s sans exception ; la démocratie et l’Etat de droit
comme alternative à la violence mais également comme garant de l’équilibre
et du contrôle mutuel des différents pouvoirs ; le caractère civil et
séculier (laïc) de l’Etat ; le respect des libertés individuelles et
collectives… .

Mais même cela n’est pas suffisant car on peut avoir la plus belle des
constitutions, encore faut-il la rendre effective et qu’elle se traduise
dans les faits et dans la vie réelle pour les citoyen(ne)s : d’une part en
modifiant et même abrogeant les lois obsolètes toujours en vigueur et les
mettre en adéquation avec l’esprit et la lettre de la nouvelle constitution
et, de l’autre, un pouvoir judiciaire et des juges qui les respectent et
les appliquent. Sans oublier, au passage, l’indispensable respect par le
pouvoir exécutif, du principe de séparation des pouvoirs et de rappeler à
celui-ci qu’il est en principe un justiciable « comme les autres » et qu’il
est soumis aux lois du pays.

Les constitutions ne sont certes pas des textes intouchables mais il ne
faut pas les traficoter à tout bout de champs. Et toute modification doit
être faîte de manière réfléchie et parcimonieuse et surtout toujours garder
le principe de progrès et d’émancipation pour les citoyen(ne)s en rappelant
cette règle essentielle : On ne revient pas sur des acquis ! Ou alors il
faut désigner et dire les choses telles qu’elles sont : La nouvelle
constitution est une constitution rétrograde et conservatrice. Un point
c’est tout ! Théorie que tout cela, et la Tunisie, diront certains, a plus
que souffert de ce genre de débats durant la « décennie noire ».

Bien sur, je sais évidemment, l’ayant déjà écrit, que le 25 juillet 2021
est le résultat de la situation qui prévalait avant et, en particulier,
depuis les élections de 2014. Les partis et les responsables politiques qui
ont dirigé le pays durant cette période (Ennahdha, Nida Tounes et toutes
ses composantes, Qalb Tounes, Karama …), qui n’ont retenu de l’idée de
consensus qu’un simple moyen de se partager le pouvoir et de le garder,
tout ce « beau » monde porte l’entière responsabilité de la situation.

De même, je sais aussi que ces partis – et avec eux cette fois-ci le chef
de l’Etat – ont tout fait  pour entraver, retarder ou refuser la mise en
place de la cour constitutionnelle qui aurait pu jouer le rôle de
régulateur et de juge en matière de droit constitutionnel et qui nous
aurait évité d’en arriver au blocage actuel. Ces partis ont, de ce fait,
offert un boulevard au chef de l’Etat qui n’attendait que l’occasion pour
renverser la table et commencer à mettre en route son projet.

Mais, ils ne sont pas les seuls responsables. Il y a également ceux qui,
dans l’opposition, à l’image du PDL, ont passé le plus clair de leur temps
et de leurs efforts à dénigrer les acquis de la révolution  qu’ils ont
toujours qualifiée, pour leur part, de « complot » contre Ben Ali. De plus
le PDL et Abir Moussi en particuliers ont tout fait – fortement aidé en
cela par les salafo-fascistes du mouvement El-Karama – pour dénigrer et
ridiculiser l’ARP et l’idée même de l’action parlementaire démocratique.

C’est ce constat et ce climat général qui annonçaient et les résultats du
2ème tour et le 25 juillet 2021.

Et le référendum du 25 juillet prochain risque de révéler, en réalité, une
fracture profonde entre ceux qui font confiance au chef de l’Etat et ceux
qui estiment qu’il faut défendre les acquis de la révolution sur le plan
politique et institutionnel. Pour les partisans de Kais Saied et pour
beaucoup de ceux qui entendent voter OUI, la chose est « simple » et
entendue : il faut balayer tout ce qui existait avant le 25 juillet 2021.

Nous sommes à n’en pas douter en présence d’une défiance profonde et d’une
fracture entre une partie de l’opinion publique et de l’autre la classe
politique mais également  tous les acteurs et intervenants qui se réclament
d’une manière ou d’une autre de la révolution du 14 janvier. Une fracture
qui a commencé en fait à prendre forme en 2018 lors des municipales et en
2019 avec les présidentielles.

En tout cas le référendum du 25 juillet 2022 nous permettra de voir et
mesurer l’ampleur de cette fracture. Pour autant, le chef de l’Etat comme
le candidat Kais Saied, est-il au dessus de tout soupçon en matière de
transparence et de confiance ?

Le candidat Kais Saied, chacun s’en souvient, a été élu en 2019 lors des
élections anticipées suite au décès de l’ancien président Caïd Essebssi. Il
a été élu avec 620.000 voix au 1er tour et plus de 2.700.000 au second
tour. Il fut soutenu alors par tous les candidats ultraconservateurs (dont
ceux d’Ennahdha, Hechmi Hamdi, Moncef Marzouki, Lotfi Mraïhi, Seifeddine
Makhlouf, Safi Said, et même Mohamed Abbou …) qui ont appelé à voter pour
lui au 2ème tour.

Qui plus est, pour ceux qui n’ont pas la mémoire courte (et pour les autres
également), il est bon de rappeler le spectacle ahurissant de la campagne
du 1er tour où il y avait, outre le candidat Saied, 25 autres candidat(e)s
(26 retenus par l’ISIE sur un total de … 90 prétendants (sic)) et que même
 parmi ceux dits « modernistes », « séculiers » ou « progressistes » il y
avait une telle flopée de candidatures faisant, de ce fait, la
démonstration de leur irresponsabilité et qu’au final, ils ont été leurs
propres fossoyeurs dans ces élections.

Après la polarisation sur les questions identitaires au temps ou Ennahdha
et ses différents alliés étaient au pouvoir, le pays se trouve aujourd’hui
confronté à une nouvelle polarisation aux antipodes des préoccupations de
l’écrasante majorité des Tunisien(ne)s. Ainsi, soit on est avec Kais Saied
et son projet soit on est pour un retour d’Ennahdha et donc de la «
décennie noire »!

Telle est la polarisation que l’on cherche à nous imposer.

Désolé, en Tunisie, il existe d’autres courants politiques, sociaux et de
pensées qui refusent d’abdiquer  et de devoir choisir entre le projet
islamiste d’Ennahdha d’une part  et le projet salafo-populiste et
rétrograde de Kaies Saied de l’autre. Ces 2 pôles font tout et ont
d’ailleurs tout intérêt à entretenir cette dichotomie qui fait le jeu de
l’un comme de l’autre camp.


*2011 / 2021 : Une « décennie noire » ?*



« Décennie noire ». En utilisant ce qualificatif Kaies Saied et ses
partisans sont logiques et conséquents avec leur projet et leur démarche.
Ils entendent accréditer l’idée d’un « 17 décembre révolutionnaire » VS un
« 14 janvier contre-révolutionnaire » et que tout ce qui a été fait durant
cette décennie est à bannir à jamais. Pour certains d’entres eux, c’est
même tout ce qui a été réalisé depuis 1956 qui est à mettre aux oubliettes
et le projet de constitution en donne déjà un avant goût en matière de
réécriture de l’histoire.

Désolé, à nouveau, mais … il y a eu une révolution, n’en déplaise à
certains, et, qui plus est, la Tunisie avait réussi à traverser ce moment
historique et mémorable, mais oh combien sensible, qui a commencé le 17
décembre 2010 et s’est achevé le 14 janvier 2011, sans trop de dégâts.

Un moment mémorable qui trouve également ses racines et sa profondeur
historiques tant dans les mobilisations du bassin minier en 2009, celles de
la grève générale de janvier 1978, de la révolte du pain en 1980 ou encore
dans les luttes pour les libertés et contre la répression pour lesquels de
nombreuses générations se sont battues dans les années 60 et 70.

Et la révolution était en train de suivre son cours en nous épargnant
heureusement, toutes les violences qui ont conduit à la catastrophe
d’autres pays arabes (Libye, Syrie, Yémen, Egypte …). Le processus
révolutionnaire a débuté le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid et s’est terminé
le 14 janvier 2011 par la fuite de Ben Ali. Au cours de ce processus, nous
avons vu non seulement un mouvement qui s’est étendu dans toutes les
régions du pays mais qui a également entraîné l’adhésion d’un très large
éventail des classes et catégories sociales. C’est cette extension
territoriale d’une part et sociale de l’autre qui donne un caractère global
et systémique à la révolution tunisienne.

Et les premières années de la phase dite de transition vers la démocratie,
semblaient confirmer cette démarche même si les batailles politiques qui
s’y sont déroulées étaient loin d’être un long fleuve tranquille ou des
ballades pacifiques et sans dangers. Les islamistes ont tout fait pour
imposer leur vision en particulier sur les questions identitaires. Et c’est
la vigilance et la mobilisation en 2012 et 2013 de la société civile et du
camp démocrate et progressiste (le sit-in Errahil) qui a permis de sauver
le pays, ne serait ce que provisoirement, contre la tentation hégémonique
islamiste. Chacun se souvient du rôle joué par la société civile – que les
partisans zélés de K. Saïd aujourd’hui vilipendent et tentent de dénigrer –
et notamment les grandes manifestations des femmes en août 2013. Nous avons
aussi été confrontés aux assassinats politiques (Chokri Belaïd, Mohamed
Brahmi, Lotfi Nagdh …) qui auraient pu remettre en cause le fragile
équilibre qui prévalait alors. Ou encore quand Ennahdha et les fascistes
des ligues prétendument de protection de la révolution se sont attaqués à
l’UGTT … Là également, la mobilisation de la société civile a fait la
démonstration de sa vitalité et de son refus de la violence politique et
surtout son refus que l’on s’attaque ainsi à l’un des plus importants
symboles de l’histoire du pays qu’est le mouvement ouvrier et syndical
tunisien plus que centenaire.

Il faut dire aussi que le déroulement des élections en 2011, 2014 et 2018
et 2019 nous a confortés dans cette conviction.

C’est en cela que nous pouvons légitimement et fièrement revendiquer  que
tous ces combats et ces mobilisations populaires et surtout de la société
civile durant cette décennie sont à inscrire au patrimoine révolutionnaire
et démocratique tunisien, pour lequel nous n’avons ni à rougir et encore
moins à en noircir le sens ou la portée.
Ce furent, à de nombreuses occasions au cours de cette décennie, des
moments où les notions de justice, de liberté, d’égalité, de dignité …
trouvèrent, tout autant dans la population que parmi les élites, toute leur
profondeur éthique et universelle. Au cours de cette décennie noire sous le
règne d’Ennahdha et ces divers co-gestionnaires, ces mobilisations  étaient
porteuses d’espoirs, de valeurs et de résistance de la société civile
contre toutes les tentations autoritaires qu’elles soient idéologiques ou
étatiques.

Nous étions, sans doute aussi par naïveté, persuadés que le pays était sur
la bonne voie du point de vue politique et institutionnel et que l’Etat de
droit allait s’imposer par la « force des choses ». Une vision quelque peu
déterministe diront certains. C’est vrai ! C’était en tout cas notre
espérance et rien ni personne n’est en droit de nous le reprocher!

Bien sur nous savions que la grande faiblesse du processus était surtout
l’absence totale de vision, de projet et de propositions concrètes
concernant la question sociale, la question de l’égalité de tous devant la
loi et bien sur la lutte contre la corruption endémique et les privilèges
du système rentier qui gangrène le pays depuis des décennies et qui s’est
aggravé après 2011. Car les Tunisien(ne)s, après l’euphorie largement
partagée des premiers mois de la révolution, étaient en droit d’attendre,
pour eux et leurs proches, une traduction concrète sur le plan économique
et social des promesses de cette révolution politique.

Une remarque néanmoins pour relativiser tout qui précède et revenir à la
réalité : 50% des tunisien(ne)s en âge de voter ont été malheureusement
absents de ce processus et notamment des étapes électorales en 2011, 2014,
2018 et 2019 … Et tout laisse penser qu’il en sera de même en 2022. Si tel
est le cas alors il faudra relativiser du même coup et tout autant le
slogan « Echaab Yourid » chers aux partisans de Kais Saied.


*Le 25 juillet et après ?*



En attendant, la transition vers la démocratie on y a cru en tout cas
jusque ce fameux 25 juillet 2021. Car le 25 juillet ce furent des liesses
populaires dans tout le pays qui approuvèrent les décisions du président de
la république de geler l’ARP et de limoger le chef de gouvernement. Il y a
eu certes les liesses populaires mais également les chars d’assaut à
l’entrée du parlement. Et cela constitue une tâche noire dans le contexte
de l’après 25 juillet.

Et pendant ce temps, avant comme après le 25 juillet 2021, le pays réel
n’en finissait pas de s’enfoncer dans une l’une des crises les plus graves
depuis l’indépendance, une crise multidimensionnelle (économique, sociale,
financière, politique, institutionnelle, sanitaire, de confiance …). Une
crise à laquelle ni les dirigeants d’avant le 25 juillet ni ceux
d’aujourd’hui n’ont commencé à apporter le moindre début de solution.

Kaies Saied, en tant que président de la république aurait pu avoir un peu
plus de hauteur et se présenter comme le président de TOUS les
Tunisien(ne)s. Opter pour un réel dialogue inclusif MAIS sans esquiver les
responsabilités des uns et des autres et cela relevant évidemment de la
justice. Car il y a des contentieux qui doivent impérativement trouver des
réponses y compris sur le plan judiciaire.

Il a choisi, au contraire, de polémiquer et de désigner à la vindicte
populaire ses opposant(e)s voire même tout simplement ceux qui
n’acceptaient pas d’entrer dans son jeu et qui ont osé, parfois, lui
rappeler que les institutions sont au dessus des personnes qui les occupent.

Les décisions prises par simples décrets présidentiels, suite au 25 juillet
et surtout au 22 septembre n’ont fait qu’aggraver encore plus la situation
et confirmer que le chef de l’Etat est davantage le chef d’un clan qu’un
président de la république soucieux et garant de la cohésion nationale. Il
profita opportunément de cette crise pour enclencher son projet de
déconstruction et de démantèlement de tout ce qui a été fait depuis le 14
janvier 2011 voire même depuis l’indépendance. Il commence par opposer,
artificiellement, la révolution du 17 décembre à ce qu’il nomme comme « la
contre-révolution » du 14 janvier. Il n’arrête pas de fustiger tous ceux
qui parlent de « dialogue » pour résoudre la crise, il s’arroge petit à
petit les pleins pouvoirs, il fait main basse sur le pouvoir judiciaire en
décidant, entre autre chose, la dissolution du CSM,…

Son projet consiste en fait à se débarrasser de tous les corps
intermédiaires (partis, associations, syndicats, médias, ….) mais aussi de
toutes les instances indépendantes qui garantissent la séparation des
pouvoirs, pour imposer au pays sa vision de « démocratie de base » sans
aucune concertation ni débat public et le tout dans une absence totale de
transparence. Or il n’y a pas de démocratie sans débat public préalable !


*Vers une « démocratie illibérale » ?*



Un manque de transparence donc et un manque de confiance avéré. Y compris à
l’égard de nombre de ses admirateurs et soutiens. Il suffit de voir comment
il a roulé dans la farine les participants de la commission chargée de
rédiger la constitution pour une nouvelle république. Cela donne raison, a
postériori, à tous ceux et celles, constitutionnalistes renommés qui
avaient poliment décliné l’invitation à participer à cette mascarade.

En somme, le projet de constitution qui nous est proposé parait une
régression par rapport à la constitution de 2014. Alors que les partisans
de Saied semblent de plus en plus sur un positionnement anti démocratique
assumé et décomplexé. Et, à l’évidence, Kais Saied peut, dès lors,
s’appuyer sur une frange non négligeable de l’opinion, profondément
conservatrice et patriarcale, et même une partie de l’élite – y compris
ceux qui étaient il n’y a pas si longtemps apparentés « progressistes » –
qui est disposée à faire des concessions majeures sur les libertés, l’Etat
de droit  et les questions sociétales tout en appelant de leur vœux le
retour d’un pouvoir et surtout d’un chef autoritaire. L’essentiel pour eux
c’est d’en finir avec les islamistes d’Ennahdha et peu importe si une
lecture recyclée du salafisme et de la charia leur est resservie dans la
nouvelle constitution de Saied.

C’est probablement là le signe le plus évident de la défaite de la culture
démocratique, voire de la régression de la culture tout simplement.

La démarche et la méthode utilisée par Kais Saied s’apparente curieusement
et par bien des aspects aux méthodes qui ont fait leurs preuves dans les
pays à régimes autoritaires appelés «démocratie Illibérale » (la Hongrie de
V. Orban, le Brésil de J. Bolsonaro, la Pologne de J. Kaczynski …).
Méthodes partagées également dans les plus anciennes démocraties
occidentales (les Etats-Unis de D. Trump, la Grande Bretagne du Brexit, la
France avec les Le Pen et Zemmour, l’Italie avec  M. Salvini, le mouvement
VOX en Espagne …) où les courants ultra libéraux, identitaires et
d’extrême-droite, qui ont le vent en poupe et donnent l’impression d’avoir,
face aux courants progressistes, gagné la bataille des idées ces dernières
décennies. Et tous ces courants politiques et idéologiques partagent de
nombreux points communs : populisme, souverainisme, adeptes des théories du
complot, haine des élites, des médias, des minorités, conservatisme
sociétal et défenseurs de l’ordre et des traditions …

La Tunisie serait-elle à son tour touchée par ce phénomène ? La Tunisie
premier pays arabe à inaugurer un régime illibéral après avoir inauguré
l’ère des révolutions démocratiques ? Kais Saied comme ses partisans les
plus zélés ou les youtubeurs  les plus actifs sur les réseaux sociaux
n’ont, en vérité, rien à envier aux discours et aux thématiques préférées
de leurs compères en occident : populisme, conservatisme, xénophobie,
complotisme …

Après un an de directives et de décrets, c’est le pays qui s’en trouve
épuisé. Les acteurs politiques, la société civile, les élites (au sens
large du terme à savoir tous les acteurs et actrices qui interviennent
aussi bien dans le champ de la réflexion théorique mais aussi de
l’engagement citoyen) qui tout en continuant à jouer leur rôle d’alerte ne
savent plus à quels « saints » se vouer ni, surtout, qu’elle est la
meilleure porte de sortie de cette crise politique et institutionnelle
inédite. L’enjeu principal étant surtout de nous épargner la violence
généralisée. Car celle-ci – et les nombreux exemples dans le monde arabe
l’on montré – est tueuse d’espérances, de progrès et d’émancipation.  Et
tueuse d’Etat-nations même.

La Tunisie est malade de ses fractures. Alors que plus de 50% de ses
citoyen(ne)s et électeurs ne se sont jamais sentis concernés par cet acquis
que sont les élections, le pays est-il en train de se fabriquer une
nouvelle fracture, encore plus problématique, entre une partie de la
population au nom du slogan populiste « Echaab Yourid » largement
instrumentalisé par les partisans de Saied d’une part et tous ceux et
celles, que l’on désigne du qualificatif « élite », qui ont eu le « tort »
d’avoir participé, à un titre ou un autre, aux débats démocratiques et
publics depuis 2011 et qui continuent de croire que, comme le 17 décembre,
le 14 janvier 2011 est un moment décisif de la révolution tunisienne.

Quels que soient les résultats du référendum : OUI ou NON et quel que soit
le taux d’abstention, la crise institutionnelle ainsi que les fractures
risquent de perdurer  si rien n’est fait sur le plan socio-économique et si
l’on ne sort pas de ce manichéisme qui envenime le climat politique.
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Cherbib Mouhieddine
0033650520416
0021658710280

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